• Le citoyen ordinaire se prend un choc au système

    Nouvelle de Jon Rappoport traduite par Ey@el

    Available in English

    John Q. Jones avait un bon emploi, une chouette famille, une belle maison et un beau jardin. Tout était parfait.

    Et puis un jour, dans la rue en allant à son bureau, il y eut comme une petite explosion dans sa tête.

    Il jeta un œil autour de lui et aperçut, assise dans une voiture en stationnement, une jeune femme plongée dans un journal et réalisa qu'il était en train de lire ses pensées.

    Elle songeait à des vacances, un voyage en Alaska, une ballade en bateau, un livre, un petit ami. Il pouvait tout lire et c'était une sensation exquise, très claire et très simple.

    Il était tellement extatique que pendant un instant, il crut qu'il allait décoller et s'envoler.

    Quelques heures plus tard, il quittait son travail pour aller consulter son psychiatre.

    « J'ai un problème, dit-il. Aujourd'hui, j'ai lu les pensées d'une personne. Et c'était merveilleux.

    – Hum, fit le médecin. J'ai un diagnostic pour ça. Schizophrénie paranoïaque. Probablement bipolaire.

    – Très bien. J'ai besoin d'un diagnostic tout de suite. Et de médicaments.

    – Vous avez frappé à la bonne porte. Pour commencer, vous aller prendre un sédatif pour dormir et un peu de Haldol pour votre psychose.

    – Ça me parait bien, mais et si ça ne marchait pas ? Et si demain, comme ça sans prévenir, je lisais les pensées de quelqu'un d'autre ?

    – Alors repassez me voir et j'augmenterai la dose. Ne vous inquiétez pas.

    – La sensation d'émerveillement, elle va disparaître ?

    – Vous voulez qu'elle disparaisse ?

    – Bien sûr que oui. C'est un piège. Je pourrais y devenir accro et qui sait ce que je serais capable de faire ensuite ?

    – Le plaisir, c'est pas facile. On court après, parfois à nos dépens. Je suis pour la neutralité en toute chose.

    – Moi aussi. Du moins jusqu'à aujourd'hui. Maintenant, j'ai... euh, comment dire... une envie. Et ça me fait peur.

    – L'envie est mère de toutes les souffrances. J'ai lu ça quelque part.

    – Le pire dans tout ça, c'est que je prends conscience qu'il existe d'autres temps et d'autres lieux.

    – Oui, c'est dangereux. Je suis membre d'un comité créé pour observer d'autres temps et lieux. Nous espérons présenter un projet de loi pour les rendre illégaux.

    – J'espère que vous y parviendrez. Imaginez que je ne puisse pas réintégrer ma jolie maison et ma vie agréable sans me sentir bizarre ? Ce serait affreux. Je suis quelqu'un de parfaitement ordinaire et j'ai envie de rester ainsi. Nous allons à l'église tous les dimanches, vous savez. L'église de la Moyenne Statistique. Notre congrégation compte de plus en plus de membres. C'est parfait pour nous. On l'adore.

    – Je comprends, acquiesça le psychiatre.

    Pendant tout ce temps, il avait lu les pensées de Jones et ce dernier avait lu les siennes. Chacun perçut enfoui chez l'autre un désir ardent et une profonde tristesse.

    – Peut-être devrais-je envisager une lobotomie, fit Jones.

    – Je ne me précipiterais pas. »

    Jones vit que le psychiatre d'une part, désirait une lobotomie et d'autre part, espérait avoir le courage de franchir le pas.

    Ce dernier vit que Jones voulait lire les pensées en permanence et ressentir le plaisir intense de quitter cette dimension ordinaire. C'était parfaitement compréhensible. Qui, après avoir vécu cela, ne voudrait pas le vivre à nouveau ?

    Jones vit que le psychiatre avait très envie de nager dans l'océan de la communication télépathique.

    Ce dernier vit que Jones souhaitait perdre connaissance et tel une météorite, dériver dans la galaxie sans la moindre conscience.

    « Comment va votre épouse, demanda-t-il.

    – Bien, répondit Jones. Et votre famille ?

    – Très bien, merci. Vous faites toujours de la voile le week-end ?

    – De temps en temps. Il a fait froid ces dernières semaines.

    – Oui, c'est vrai.

    – Vous allez toujours au club pour jouer au bridge ?

    – Presque tous les vendredis soirs. »

    Jones tendit la main et déposa une pensée dans la conscience du psychiatre. « Aidez-moi ».

    Sans parler, ce dernier répondit : « Moi, aussi j'ai besoin d'aide ».

    Les murs et le plafond de son bureau tombèrent, révélant un grand espace sombre et chaleureux.

    Les deux hommes se mirent à pleurer.

    « Nous sommes seuls » pensèrent-ils.

    Puis Jones lança, à voix haute : « Imaginez que tout le monde soit comme nous. »

    Faiblement, ils distinguèrent la musique d'une fanfare, puis des personnes apparurent, échangeant des chuchotements tandis qu'elles jouaient de leurs instruments en silence, ou peut-être était-ce les instruments qui produisaient ces murmures.

    « Je crois que nous venons de mourir, fit Jones.

    – Non. Nous sommes dans un utérus rempli d'amis. Nous sommes en train de naître. Ils attendent que nous émergions.

    – Que nous émergions vers quoi ?

    – Le bonheur.

    – Le bonheur d'être nous-mêmes ?

    – On dirait, oui. Nous sommes dans une pièce de théâtre.

    – Quelle genre de pièce ?

    – Je ne sais pas, mais c'est la dernière représentation. Elle a connu de beaux jours mais elle ne fait plus recette et les producteurs se sont fait une raison. Ils ont donné l'ordre de démonter les décors.

    – Les producteurs ?

    – Ce sont eux qui ont créé tout ce que nous pensions être. »

    Jones se mit à rire.

    Il ne se souvenait pas à quand remontait la dernière fois où il avait ri à quelque chose. Il crut qu'il allait sortir de son corps et essaya de se contrôler.

    Il rit encore plus fort, ce qui le fit pleurer.

    Il sentit une odeur de feu.

    « Il y a quelque chose qui brûle » dit-il.

    « Non, répondit le psychiatre. Quelqu'un. C'est moi qui suis en train de brûler, vous ne voyez pas ? »

    Jones plissa les yeux dans l'obscurité et aperçut un objet s'élancer comme une fusée.

    « Ne me quittez pas » dit-il.

    Le psychiatre cria pour couvrir le vrombissement. « Je ne peux plus attendre ! »

    Jones décolla lui aussi. Il s'éleva au-dessus de l'endroit où il se trouvait et sentit la chaleur.

    Et puis, tout à coup, ils étaient de retour dans le bureau du psychiatre, assis l'un en face de l'autre.

    « Votre épouse suit-elle toujours des cours à l'université ? demandait le psychiatre.

    – Euh, oui, répondit Jones. Deux soirs par semaine et les week-ends. Son conseiller dit que c'est une élève exceptionnelle.

    – Je suis sûr que ça lui fait plaisir.

    – C'est certain, en effet.

    – La séance touche à sa fin. Quelque chose à ajouter sur le temps qu'il nous reste ?

    – Oui, une chose. N'avez-vous jamais eu la sensation de faire partie d'une publicité vantant les mérites de ce que vous êtes en train de faire en ce moment même ? »

    Le psychiatre sourit.

    « Pratiquement tous les jours. »

    Il se leva. Jones fit de même. Ils se serrèrent la main et Jones quitta son bureau.

    Dans la rue, en retournant à son bureau, il se dit en lui-même : « Je suis normal, je suis comme tout le monde, je suis normal, je suis comme tout le monde... »

    Il avait les paupières lourdes. La fatigue s'empara de son corps. Il pénétra dans une ruelle en titubant et s'assit sur le trottoir à côté d'une benne à ordures. Il s'endormit.

    Plus tard, les souvenirs confus, il était étendu dans l'herbe dans un parc près d'une rivière.

    Des lumières l'éblouissaient. Il cligna et leva les yeux. Il vit un cameraman et une femme en tailleur rose avec un micro à la main.

    « Nous faisons un reportage sur les sans-abris, dit-elle. Je travaille pour KGR News. Comment avez-vous atterri ici, monsieur ? Pouvez-vous nous raconter ? »

    Jones se secoua pour tenter de se défaire de son intense lassitude.

    Il se leva, gratta sa barbe de plusieurs jours et s'empara du micro de la journaliste.

    « Hé ! » s'écria-t-elle.

    « Pouvez-vous me dire, demanda-t-il, comment vous avez atterri dans cette pièce de théâtre intitulée Votre vie ? »

    Il jeta le micro par terre et s'éloigna en traversant la pelouse d'un pas pesant.

    Il parcourut ainsi plusieurs kilomètres à pied, entra dans le Grand Hôtel, sortit sa carte de crédit et se dirigea vers le comptoir de réception.

    Le réceptionniste leva les yeux vers lui et fronça les sourcils.

    « Je sais, s'excusa-t-il, je ne suis pas présentable. Je suis acteur, je joue dans une pièce en ville. Nous venons juste de donner notre dernière représentation et je n'ai pas pris la peine de me changer. J'aimerais votre meilleure chambre pour la journée. Je veux me laver et dormir un peu. »

    Le réceptionniste saisit sa carte de crédit avec précaution et l'inséra dans la machine. Il fut surpris de découvrir qu'elle avait un plafond de cent mille dollars.

    « Bien sûr, monsieur, dit-il. Je comprends. »

    Une heure plus tard, douché et rasé, Jones appela le service d'étage et se fit monter un repas.

    Après avoir englouti un steak et de la purée de pommes de terre, il appela son tailleur pour lui demander en urgence un nouveau costume. Il échangea quelques mots avec le concierge de l'hôtel et commanda des sous-vêtements, des chaussettes, une chemise et une cravate au grand magasin d'à côté.

    Quatre heures plus tard, il se regarda dans le miroir de la salle de bains et se vit tel qu'il était : un homme d'affaires, un mari, un père, un pilier de la communauté.

    Il allait appeler sa femme pour la rassurer qu'il allait bien quand il aperçut, derrière la baie vitrée coulissante, son psychiatre assis au balcon en train de fumer calmement une cigarette.

    Il se dirigea vers la porte-fenêtre, l'ouvrit, et s'assit par terre en face du médecin.

    « Comment êtes-vous arrivé ici ? demanda Jones.

    – Peu importe, répondit le psychiatre. Ces derniers jours, j'ai capté des conversations de haut niveau. Il y a d'abord eu le maire. Puis le gouverneur. Puis le président. Puis des banquiers à Bruxelles. Et enfin, un petit groupe d'hommes à Genève au sujet d'une S.A.R.L. appelée Fabrication de réalité.

    – Jamais entendu parler.

    – Vous devriez pourtant. Ils ont dit que vous en étiez un personnage-clé. »

    Il le regarda fixement.

    « Attendez une minute, fit Jones. C'est de la pure folie. Vous êtes cinglé.

    – Ils avaient l'air très sûrs.

    – Je fais partie d'une société qui fabrique la réalité ?

    – Apparemment, oui.

    – Et vous ?

    – Mon nom n'a pas été mentionné.

    – Putain, mais qu'est-ce qui se passe ? »

    Le psychiatre eut un haussement d'épaules. « Il semblerait que nous soyons passés au travers d'un trou de ver ou quelque chose comme ça.

    – Un quoi ?

    – Du calme, Jones. Nous allons tirer les choses au clair. J'ai une théorie. Vous êtes l'homme le plus ordinaire qui soit. Vous êtes la quintessence de la normalité. Ça doit forcément être un indice.

    – Un indice de quoi ? Que je suis en train de devenir fou ?

    – Non. Votre extrême normalité est une couverture parfaite. Qui pourrait se douter que vous cachez un énorme secret ? Je pense que des forces mystérieuses ont détourné votre subconscient et s'en servent pour dissimuler un... système pour fabriquer la réalité telle que nous la connaissons. Vous êtes un agent. Et vous ne le savez pas. »

    Silence.

    « Et, poursuivit le psychiatre, j'en conclus que si vous mourez, la réalité disparaîtra. »

    Il se leva, fit un pas en avant et empoigna Jones par les épaules.

    « Je vais vous pousser par-dessus le balcon pour tester mon hypothèse. »

    À cet instant, des policiers firent irruption par la porte de la chambre d'hôtel et se précipitèrent sur le balcon. Ils séparèrent les deux hommes et leur passèrent les menottes.

    « De quoi sommes-nous accusés, messieurs les agents ? demanda le psychiatre.

    – Furetage des limites, répondit un flic de haute taille. Interférence avec la grille.

    – Vous pourriez développer ?

    – Non. Vous allez être conduits dans un centre de retraitement. Après ça, vous n'aurez besoin d'aucune explication. »

    Deux jours plus tard, Jones retrouvait sa femme à l'hôpital voisin. Un médecin raconta à Mme Jones que son mari avait pris une bonne cuite et perdu connaissance dans un parc.

    Elle hocha la tête. « J'ai toujours pensé qu'il était trop ordinaire. Il y avait forcément un problème. Je comprends maintenant : il buvait en cachette. »

    On n'entendit plus jamais parler du psychiatre.

    Les soirs où sa femme est de sortie avec ses amies, Jones descend au sous-sol et s'assied sur un vieux canapé usé et essaie de se souvenir. Il ne sait pas ce qu'il cherche mais il sait que c'est là, enfoui quelque part dans son esprit.

    Parfois, un mur disparaît pendant quelques secondes puis se reconstitue. Il perçoit une musique à peine audible avec le sentitment que les personnes qui jouent cette musique l'attendent. Il sait ce qu'il a besoin de savoir. Ils veulent qu'il se fraye un passage de l'autre côté.

    Il les appelle ses “nouveaux amis”. Il arrive presque à distinguer leurs visages. Des visages dans l'obscurité qui oscillent avec les ombres.

    Un jour, après le travail, il passe devant un coffee shop et aperçoit, dans la vitre, la femme qui était dans la voiture, plongée dans un journal. Celle dont il avait lu les pensées et qui avait été le déclencheur de tout cela.

    Elle jette un regard dans sa direction et lui sourit.

    Percevant la musique étouffée, il pénétre dans le coffee shop et s'assied en face d'elle.

    Il lui dit : « Je ne lisais pas vos pensées. C'est vous qui me les envoyiez. »

    Elle acquiesce d'un mouvement de tête.

    « Mais pourquoi ? dit-il. Pourquoi moi ? »

    « Parce que vous étiez on ne peut plus ordinaire. Vous étiez donc trop près du bord. Il suffisait d'une petite poussée pour vous faire basculer. »

    Il sourit.

    « Basculer est vraiment un euphémisme pour décrire ce que j'ai traversé. »

    « Oui, dit-elle. Je sais. Soyez patient. La grille est en train de s’effondrer, morceau par morceau. Votre collaboration est appréciée. »

    Traduit de l'anglais par Ey@el
    © lapensinemutine.eklablog.com

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