• Fahrenheit 451 avait prédit que les gens réclameraient une dictature

    Article de Barry Brownstein traduit par Ey@el

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    Même si cela fait un bon bout de temps que vous avez lu Fahrenheit 451, vous vous souvenez sans doute de ce classique de Ray Bradbury pour son portrait d'un avenir dystopique dans lequel un gouvernement autoritaire brûlait les livres.

    Relisez-le pour découvrir pourquoi les gens voulaient que leur gouvernement totalitaire brûle les livres. Bradbury a beau l'avoir écrit en 1953, les parallèles avec le climat social actuel et la censure n'en demeurent pas moins troublants.

    Le protagoniste s'appelle Guy Montag et comme tous les pompiers dans ce roman futuriste, il brûle des livres.

    Dans la dystopie de Bradbury, les pompiers « se sont vu assigner une tâche nouvelle, la protection de la paix de l’esprit ; ils sont devenus le centre de notre crainte aussi compréhensible que légitime d’être inférieur : censeurs, juges et bourreaux officiels. »

    Aujourd'hui, les médias traditionnels et les réseaux sociaux  protègent « la paix de l'esprit » en filtrant « les théories et les idées contradictoires ». Le Capitaine Beatty est le supérieur de Montag. Il explique : « Si vous ne voulez pas qu’un homme se rende malheureux avec la politique, n’allez pas lui casser la tête en lui proposant deux points de vue sur une question ; proposez-lui-en un seul. »

    Si vous ne voulez pas que les gens débattent de points comme la politique de gestion du Covid-19, Beatty a la solution : « Bourrez les gens de données incombustibles, gorgez-les de “faits”, qu’ils se sentent gavés, mais absolument “brillants” côté information. Ils auront alors l’impression de penser, ils auront le sentiment du mouvement tout en faisant du sur-place. »

    Aujourd'hui, des millions de gens écoutent, au quotidien, les compte-rendus des nombres de cas de Covid-19. Comme Bradbury l'avait prédit, les auditeurs peuvent déclamer ces chiffres mais ne disposent d'aucun contexte pour les comprendre. Beaucoup n'ont pas la moindre idée que d'importants médecins et scientifiques ont préconisé des alternatives au confinement qui auraient pu sauver des vies et atténuer l'incidence catastrophique sur les économies. Comme dans l'univers de Bradbury, ils sont nombreux a s'acharner à discréditer et censurer les points de vue différents.

    Après s'être interrogé sur sa fonction d'incinérateur de livres, Montag déclame "La Plage de Douvres" de Matthew Arnold à ses voisins, lesquels s'offusquent des sentiments qu'a fait remonter à la surface ce poème. L'un d'eux s'exclame : « Des mots stupides, des mots stupides, des mots stupides et malfaisants [...] Pourquoi les gens tiennent-ils absolument à faire du mal aux autres ? N’y a-t-il pas assez de malheur dans le monde pour qu’il vous faille tourmenter les gens avec des choses pareilles ? »

    Chose incroyable, Bradbury a anticipé le climat social actuel où les gens proclament que la censure est justifiée parce que quelqu'un leur a causé un préjudice moral.

    Beatty explique ainsi une norme sociale dominante justifiant la censure : ne pas offenser les minorités. Bradbury est clair sur ce point, par « minorités » il entend pratiquement tout le monde :

    N’allons surtout pas marcher sur les pieds des amis des chiens, amis des chats, docteurs, avocats, commerçants, patrons, mormons, baptistes, unitariens, Chinois de la seconde génération, Suédois, Italiens, Allemands, Texans, habitants de Brooklyn, Irlandais, natifs de l’Oregon ou de Mexico.

    Dans Fahrenheit 451, une autre norme sociale incitant le peuple à exiger la censure était de prétendre que le monde pouvait « rester heureux ». Beatty explique :

    Tout ça n’est pas venu d’en haut. Il n’y a pas eu de décret, de déclaration, de censure au départ, non ! La technologie, l’exploitation de la masse, la pression des minorités, et le tour était joué, Dieu merci. Aujourd’hui, grâce à eux, vous pouvez vivre constamment dans le bonheur, vous avez le droit de lire des bandes dessinées, les bonnes vieilles confessions ou les revues économiques.

    Dans la dystopie de Bradbury, c'est le fait de prendre en compte des théories contradictoires qui rend malheureux. Beatty fait ainsi l'éloge de la mission des pompiers en justifiant la censure :

    L’important pour vous, Montag, c’est de vous souvenir que nous sommes les Garants du Bonheur, les Divins Duettistes, vous, moi et les autres. Nous faisons front contre la petite frange de ceux qui veulent affliger les gens avec leurs théories et leurs idées contradictoires. Nous avons les doigts collés à la digue. Tenons bon. Ne laissons pas le torrent de la mélancolie et de la philosophie débilitante noyer notre monde. Nous dépendons de vous. Je ne crois pas que vous vous rendiez compte de votre importance pour la préservation du bonheur qui règne en notre monde.

    Dans le futur de Bradbury, les intellectuels firent l'objet d'une étroite surveillance lorsque les idées devinrent contradictoires. Le terme « intellectuel » devint un « gros mot ». Le public avait peur de « l'inconnu » et méprisait tout univers où l'on accordait de l'importance au mérite. Là encore, Bradbury se sert de Beatty pour expliquer l'état d'esprit justifiant à un tel raisonnement :

    On doit tous être pareils. Nous ne naissons pas libres et égaux, comme le proclame la Constitution, on nous rend égaux. Chaque homme doit être l’image de l’autre, comme ça tout le monde est content ; plus de montagnes pour les intimider, leur donner un point de comparaison. Conclusion ! Un livre est un fusil chargé dans la maison d’à côté. Brûlons-le. Déchargeons l’arme. Battons en brèche l’esprit humain. Qui sait qui pourrait être la cible de l’homme cultivé ?

    Dans sa dystopie, il était mal vu de réfléchir. On avait même fait disparaître les vérandas. Une jeune voisine de Montag lui raconte pourquoi :

    On ne voulait pas que les gens restent assis comme ça, à ne rien faire, à se balancer, à discuter ; ce n’était pas la bonne façon de se fréquenter. Les gens parlaient trop. Et ils avaient le temps de penser. Alors fini les galeries. Et les jardins avec. Il n’y a plus beaucoup de jardins où s’asseoir en rond. Et voyez le mobilier. Plus de fauteuils à bascule. Ils sont trop confortables. Il faut obliger les gens à rester debout et à courir.

    La distanciation sociale aujourd'hui est considérée comme un moyen de nous protéger du Covid-19. Mais c'est également un moyen de nous protéger « des idées et des pensées contradictoires ». On a retiré des chaises des lieux de rassemblement publics et les couloirs sont silencieux. Il n'y a personne autour du distributeur d'eau. Il y a peu d'endroits où les gens peuvent discuter entre eux. Le parallèle avec les vérandas est troublant.

    Vous sentez peut-être un basculement des normes sociales portant atteinte aux droits parentaux et au caractère sacré de la famille. Bradbury avait prédit une poussée vers un enseignement préscolaire financé par le gouvernement comme l'explique le Capitaine Beatty :

    Le milieu familial peut défaire beaucoup de ce qu’on essaie de faire à l’école. C’est pourquoi on a abaissé progressivement l’âge du jardin d’enfants et qu’on prend maintenant les gosses pratiquement au berceau.

    Bradbury avait également anticipé les justifications actuelles pour le pillage. D'aucuns soutiennent que les émeutiers ne font qu'endommager des biens et non des personnes. Avant de commencer à se rendre compte du mal auquel il participait, Montag soulageait sa conscience avec ce même type de raisonnement :

    On ne faisait de mal à personne, on ne faisait du mal qu’aux choses. Et comme on ne pouvait pas vraiment faire du mal aux choses, comme les choses ne sentent rien, ne poussent ni cris ni gémissements...

    Mettant en garde ses lecteurs contre les règles définies par la majorité, Bradbury écrivait :

    [les] pires ennemis de la vérité et de la liberté : le troupeau compact et immuable de la majorité.

    Aujourd’hui, les politiciens revendiquent le droit de détruire la liberté lorsqu'ils obtiennent un vote majoritaire du peuple. Cette logique dangereuse est contraire aux principes fondateurs de ce pays.

    Nous pouvons tirer une leçon de ce personnage de Bradbury, le Professeur Faber, reconnaissant les conséquences de sa propre auto-censure :

    J’ai vu où on allait, il y a longtemps de ça. Je n’ai rien dit. Je suis un de ces innocents qui auraient pu élever la voix quand personne ne voulait écouter les « coupables », mais je n’ai pas parlé et suis par conséquent devenu moi-même coupable.

    Quelle ironie qu'à présent, sous prétexte d'être « éveillés », les progressistes réclament la dictature et la censure. Dans l'univers de Fahrenheit 451, les « éveillés » voyaient clair dans le jeu de la tyrannie et de la censure. Bradbury nous encouragerait à ne pas se laisser prendre aux raisons de convenance et à les dénoncer afin d'éviter le pire.

    Dans son roman, il ne s'est pas plongé dans la psychologie du non-dire. Un de mes récents essais sur l'obligation du port du masque par les entreprises commerciales a suscité de vives réactions. Beaucoup étaient ouverts à mon argument selon lequel ces dernières répondent à la demande des consommateurs. Pourtant, certains sont persuadés que les règles adoptées par ces commerces sont définies par une petite minorité effrayée ultra véhémente qui se plaint bruyamment auprès des gérant des clients qui ne portent pas de masque.

    Il faut du courage pour s'opposer au troupeau vociférant. Dans un ouvrage intitulé The Heart Aroused (la suscitation du cœur), le poète David Whyte, collaborateur en entreprises sur les questions de changements structurels, partage cette anecdote universelle :

    Un homme de ma connaissance se retrouve dans une salle de réunion sur le point de prendre la parole ; face à l'imminence de la confrontation, il fait un tour de table en quête d'appui de ses collègues cadres [...] sur la moquette gris ardoise, le PDG fait les cent pas. Il leur a demandé clairement leur opinion au sujet d'un projet qu'il entend mettre en application. « Je veux savoir ce que vous en pensez sur une échelle de un à dix » exige-t-il.

    Whyte explique que le PDG a bien fait comprendre qu'il voulait entendre un « dix ». Son ami pense que son projet est épouvantable et selon la rumeur, les autres cadres partageraient aussi ce sentiment.

    Tandis que le PDG arpente la pièce, l'ami de Whyte entend ses collègues, les uns après les autres, émettre un « dix ». Lorsqu'arrive son tour, « à l'encontre de tous ses principes , il entend une petite voix lointaine de souris — la sienne — prononcer un "dix" ».

    Selon la théorie de la spirale du silence d'Elisabeth Noelle-Neumann, « notre disposition à exprimer une opinion est fonction directe de sa popularité ou impopularité perçue ». Lorsque nous sommes persuadés que ce que nous pensons fera l'unanimité, nous nous faisons un devoir de signaler que nous faisons partie du troupeau. Si par contre, comme l'ami de Whyte, nous sentons qu'il sera mal reçu, nous allons éviter d'exprimer notre point de vue.

    Si vous pensez que le public est encouragé par les réseaux sociaux à exprimer des opinions impopulaires, vous vous trompez. Comme dans Fahrenheit 451, les gens sont les premiers à s'autocensurer avant même que Facebook et Twitter appliquent leur propre censure.

    En 2014, le Pew Research Center (un organe de réflexion américain fournissant des informations sur des sujets à controverse généralement relatifs aux attitudes et tendances qui influencent les États-Unis et le monde — N.d.T.) a interrogé le public sur sa disposition à exprimer librement leur point de vue concernant les révélations faite par Edward Snowden en 2013. Selon les résultats de ce sondage, « les gens étaient moins enclins à débattre de cette histoire entre Snowden et la NSA sur les réseaux sociaux que de personne à personne ». Pour les personnes soucieuse d'exprimer un point de vue impopulaire, les réseaux sociaux ne leur permettaient pas de le faire.

    Conformément à la théorie de la « spirale du silence » et en adéquation avec l'avenir dystopique de Bradbury, indépendemment du contexte, les gens sont réticents à partager une opinion impopulaire. Une étude du Cato Institute (un autre organe de réflexion américain basé à Washington — N.d.T.) de 2020 a découvert que « 62% des Américains affirment que le climat politique actuel les empêche de dire ce qu'ils pensent parce que d'autres personnes pourraient s'en offenser ».

    Aujourd'hui, combien se taisent au sujet des mesures appliquées contre le Covid-19 face à leurs voisins et collègues par peur d'être accusés de n'accorder aucune valeur aux vies humaines ? Dans Fahrenheit 451, le silence a permis d'ouvrir la voie à l'adoption de la dictature par le public. En 2020, ce roman est bien plus qu'une mise en garde effrayante. Afin d'inverser la spirale du silence, nous devons laisser place à la franchise dans nos conversations en accordant toute notre attentions aux différents points de vue.

    Traduit de l'anglais par Ey@el
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  • Commentaires

    1
    Dimanche 25 Octobre 2020 à 10:04

    Belle analyse et mise en abîme du livre et de notre situation. 

    on en revient toujours au même point, on sait mais on ne fait rien en tout cas ! 

    Tu connais sans doute cette vidéo :

     https://www.youtube.com/watch?v=P4wEQoonsHY&feature=emb_logo

      • Dimanche 25 Octobre 2020 à 13:22

        Merci pour le lien. Non, pas celui-là mais des tas d'autres. Je t'invite à suivre les DéQodeurs qui depuis la censure de partout attirent le double de monde et bien plus que le JT. Je reposte pas mal de choses sur mon Twitter. Sinon à partir de leur site mais mieux vaut s'abonner à leur newsletter pour si leur site saute aussi. Contrairment à ce qu'on cherche desespérement à nous faire croire, ça bouge beaucoup et ça ne tiendra pas. Il y a aussi Mohammed Diallo de la Voix de l'Afrique qui fait ses émissions depuis New York en français. Tu te sentiras moins isolée et tu retrouveras espoirs. Je te mets le lien du site des DéQodeurs.  Prochain live mardi à 21h . Mais tu pourras écouter le replay du dernier. Stefano Trotta a aussi créé une association avec pleins de magistrats, médecins et autres et des gens comme toi, des instits pour défendre leurs droits. On l'a souvent dit mais cette fois on y est. Vraiment.
        https://www.dissept.com/

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