• Le Prince des Ténèbres réunit son Élite mondiale

    Nouvelle de V. Susan Ferguson traduite par Ey@el

    Available in English

    S'approprier la planète Terre

    Installé dans son hélicoptère noir survolant la ville, le Prince des Ténèbres jeta un coup d’œil à ses chaussures italiennes et remarquant une tache, appela une de ses servantes. Une belle enfant orientale s'approcha de lui à genoux, les yeux baissés, et entreprit de cirer le riche cuir foncé de ses souliers à mille dollars. Il regarda par la fenêtre de l'appareil en songeant au plaisir que lui procuraient ces réunions annuelles avec les directeurs technocrates de l'élite qu'il avait créée. Chacun de ces hommes était l'exécutif le plus haut placé de son domaine. Ce terme avait, pour lui, une connotation particulièrement exquise signifiant qu'il leur permettait d'exécuter sa volonté.

    Tous avaient en commun ces mêmes caractéristiques : ils étaient consumés par leur ambition personnelle et leur intelligence souffrait d'un déséquilibre qui pouvait servir à les plier à ses exigences. Chacun de ces géants industriels interchangeables avait été formé pour concentrer ses efforts sur la mise en œuvre de solutions de gestion efficaces non conformes aux besoins humains élémentaires. Individualisme, imagination et créativité étaient sacrifiés sur l'autel du profit, des statistiques et du sacro-saint but ultime. Tous nourrissaient des incertitudes profondes qui leur permettaient d'écarter tout scrupule ennuyeux et tenace. Leur peur de l'insignifiance les avait rendus dysfonctionnels et faciles à manipuler. L'altération génétique avait exposé l'espèce humaine au contrôle mental dont le Prince des Ténèbres s'avérait être le maître absolu.

    L'hélicoptère se posa sur le haut d'un gratte-ciel et on l'escorta jusqu'à un ascenseur privé qui l'amena à une salle de réunion dans laquelle l'attendaient ses technocrates. La pièce, tout en acajou et en verre, offrait une vue panoramique de l'immense ville polluée s'étendant sous leurs pieds.

    La démocratie est en train de disparaître

    Les habitants de cette planète n'avaient pas goûté à une véritable liberté depuis fort longtemps. Les derniers vestiges de leur bien-aimée démocratie étaient en train de leur échapper, comme prévu.

    Un domestique lui présenta le fauteuil central et les participants s'assirent à leur place respective. Dans leur quotidien, ces hommes étaient aux commandes de vastes empires de l'industrie, des communications, de la finance et du commerce mondial, mais en sa présence, ils redevenaient l'argile dont tout tyran est façonné. Ils étaient de nouveau ces enfants dysfonctionnels fragilisés dont les faiblesses l'amusaient.

    Ces puissants exécutifs portaient chacun un complet sombre quasi-identique dont la coupe sur-mesure dénotait une opulence extrême, pourtant la similitude de tous ces costumes tels des uniformes les dépouillait de toute individualité en tant qu'hommes. Il n'y avait aucune liberté d'expression ; même leurs cravates étaient similaires. Leurs visages affichaient tous le même air agressif, puissant et vide. Ces hommes n'étaient pas aimés ; en fait, ils en étaient venus à préférer la peur à l'amour et les prostituées à leurs épouses.

    Le « Cocktail » : un brassage de vérité et de mensonges

    Le Prince des Ténèbres s'adressa d'abord au chef de la propagande qui se trouvait être son entreprise favorite. Cet infâme « cocktail » consistant à brasser vérité et mensonges, ou pour corser les choses, à faire directement passer des mensonges bien gras pour des vérités, constituait pour lui une source d'excitation sans fin. Les humains crédules étaient en général faciles à berner surtout après l'invention de la télévision et des communications de masse. La télévision présentait la commodité accrue d'être hypnotique en raison de la nature même de sa technologie, ne nécessitant que l'ajout de répétitions incessantes pour transformer le plus intelligent et le plus curieux des hommes en un être passif, apathique et inconscient. Plongé dans une transe perpétuelle, le public consentant se qualifiait lui-même de téléphage, un terme qu'il affectionnait beaucoup.

    Le troupeau désorienté

    « Stewart, » s'enquit-il auprès de son ministre de la propagande, « comment les choses se passent-elles dans le domaine de l’ingénierie du consentement ? »

    « Oh, Monsieur ! » répondit Stewart Bernays, « Nous avançons de manière précise et efficace. Nous avons maintenant des milliers d'avocats et de lobbyistes installés dans la région de Washington manipulant les élus pour faire voter des lois en faveur des corporations et du Nouvel Ordre Mondial. Ces hommes et ses femmes se prennent pour une élite et leur narcissisme et leur supériorité les rend malléables à volonté. Ils jouissent des arts du trafic d'influence en faisant en sorte que la volonté du peuple soit réduite au silence.

    « Le troupeau désorienté des électeurs est convaincu que toute participation à leurs élections démocratiques est pour ainsi dire inutile. Grâce à nos techniques d'influence massives et généralisées, ils ont raison de s'estimer désormais inopérants. Nous avons réussi à avoir accès à l'argent du contribuable pour financer notre lobbying ainsi qu'aux bénéfices des entreprises qui proviennent également des consommateurs et aux avantages fiscaux lucratifs des sociétés qui ne paient qu'une fraction du montant total des impôts dans tout le pays ! »

    Ils ne réfléchissent pas par eux-mêmes

    « Excellent ! Et comment les entreprises de relations publiques s'en sortent-elles ? » demanda le Prince des Ténèbres.

    « A merveille, Monsieur ! Notre champ d'influence atteint une amplitude de 96%. L'ensemble de la population s'imagine que les programmes qu'ils regardent sur leurs postes de télévision sont des rapports indépendants alors même que la majeure partie relève de la pure invention de nos agences afin de leur apprendre à penser. Ils sont bien sûr incapables de réfléchir par eux-mêmes. Il y a bien eu quelques efforts pathétiques de la part des marginaux anticonformistes pour informer les téléspectateurs qu'ils étaient manipulés, mais comme toujours, les masses sont tellement passives et hypnotisées qu'elles ne tiennent compte d'aucun avertissement. »

    « Excellent, » s'exclama le prince diabolique. « Et pour vous, Atherton Spleek, ça se passe comment ? »

    Les tentacules des conglomérats

    « Tout va pour le mieux, Monsieur. » Atherton était terrifié par son maître. Sa voix se mit à trembler et il marmonna : « Le contrôle de presque tous les principaux services d'information de la planète est désormais entre les mains d'un très petit nombre de grands conglomérats corporatifs. Les petits journaux et éditeurs indépendants sont progressivement étouffés à mort sans parvenir à faire entendre leur voix. L'intégrité journalistique a été réduite au profit. Les questions judicieuses de bon sens sur la nature de la vie et les dialogues politiques ont été remplacés par des propagandistes d'émissions-débats diffusant des scandales et des grands procès à sensation destinés à engourdir les facultés et le besoin fondamental de participer à l'interrogation et au doute.

    « Pratiquement plus personne ne lit et pour ceux qui le font, il ne s'agit ni de littérature ni d'histoire. Sans connaissance du passé, ils n'ont aucune mémoire à confronter à leur situation actuelle. Le rêve de libertés individuelles et de tous les hommes créés égaux va bientôt disparaître. De nombreux jeunes ne savent rien de leur histoire et ignorent même les noms de leur élus. »

    Satisfait, le Prince des Ténèbres se tourna vers A.D. Lowland, ministre du génie chimique et de la production alimentaire.

    Perte de mémoire à court terme

    « Alors A.D, qu'en est-il de votre administration ? »

    « Nos plans progressent de façon opportune et efficace, Monsieur » répondit Lowland. « Les aliments sont désormais saturés de produits chimiques, d'hormones et d'antibiotiques. Nous pensons être parvenus à aggraver la perte de mémoire à court terme qui rendra les humains davantage prêts à accepter la domination. Certaines substances chimiques affectent le système endocrinien et contribueront à réduire l'expansion de la population en une génération. Leur eau les empoisonne à petit feu et leurs maisons sont construites avec des matériaux qui jour après jour affaiblissent leur système immunitaire.

    « Partout dans le monde, tous les pays s'empressent de reproduire les folies toxiques de l'Occident. Même si les manifestations en Europe et en Amérique étaient entendues, elles ne suffiraient pas à arrêter la Chine, l'Indonésie et tous les autres.

    « Par ailleurs, nous avons réussi à dénaturer les molécules des produits chimiques prohibés afin de pouvoir continuer à vendre une variété d'engrais et de pesticides similaires à ceux qui avaient été interdits pour leur toxicité. C'est très rentable. Nous avons également expédié des substances prohibées vers d'autres pays qui les appliquent à leurs cultures de fruits et légumes avant de les réexpédier aux États-Unis. Nos armées d'avocats, de propagandistes, de scientifiques soudoyés et de génies des relations publiques s'en sortent à merveille pour convaincre le public que les écologistes font fausse route et que le réchauffement climatique est une absurdité non scientifique.

    Qui héritera de la Terre après la tempête ?

    « Aucun ne réalisera, avant qu'il ne soit trop tard, que la Terre est prise dans un engrenage incontrôlable qui s'apprête à la détruire. Aucun ne se rendra compte, avant que les vents ne commencent véritablement à tout dévaster, qu'ils ont échangé leurs vies dans un écosystème fragile contre des biens de consommation et des centres commerciaux. Aucun ne saura qu'ils ont fourni au Conseil intergalactique toutes les preuves dont il avait besoin pour prouver une fois pour toutes que la race humaine est incapable d'assumer la tutelle de la petite planète verte appelée Terre. »

    Le Prince des Ténèbres respira profondément pour marquer son contentement et s'adressant à Milton Galbraith, son ingénieur de l'économie et des finances, il demanda : « Où en sont les fusions ? »

    Les libres-penseurs en voie d'extinction

    Une grande pile de documents recouverts de statistiques d'évaluations de systèmes étaient étalés devant Milton, attestant, à tous égards, de la pleine productivité de ses techniques d'ingénierie économique et de ses talents de gestionnaire. Il souhaitait ardemment passer en revue ces statistiques pertinentes avec son maître mais, constatant la lueur d'ennui anticipé soudain braquée sur lui, Milton Galbraith opta sagement pour une réponse plus succincte.

    « Monsieur, un gigantesque réseau de tentacules corporatifs encercle le globe. Les libres-penseurs sont en voie d'extinction. Les gouvernements locaux ne peuvent concurrencer le programme des sociétés et arrivent à peine à contrôler leur propre pays ou leur destinée. Dans le Nouvel Ordre Mondial, ils n'existeront plus. Le monde est à nous !

    « L'écart entre les riches et les pauvres ne cesse de se creuser. La classe moyenne, habituée à la démocratie, est en passe d'être détruite. La tension entre les classes augmente de jour en jour. Les nantis sont tellement obnubilés par leur droit à jouir des profits de leur cupidité qu'ils n'arrivent pas à croire que de plus en plus de personnes, y compris des enfants, se retrouvent sans abri, démunies et affamées.

    « Partout dans le monde, les banques fusionnent. Les prêts internationaux, la frénésie des négociations financières et les interdépendances des hiérarchies centrales ont tissé un réseau inextricable autour de la planète. Tout est en place pour un krach économique planétaire qui nous permettra de créer le Nouvel Ordre Mondial que nous souhaitons, de supprimer toutes les monnaies et de lancer la carte de débit internationale. Les nations seront remplacées par des états corporatistes féodaux. Aucune entreprise privée individuelle ne sera tolérée. Tous seront asservis au travail collectif et payés numériquement. Les taxes en augmentation constante seront prélevées directement sur leurs salaires.

    Des drogues psychoactives pour les esclaves des états corporatistes

    « Ceux qui auront du mal à s'adapter au Nouvel Ordre Mondial des États Corporatistes seront traités avec des psychotropes ou soumis aux autres formes de contrôle mental que nous avons réussi à développer afin de réduire les ratés dans leur genre à un état de passivité permanente. Ils accepteront ce que nous autres, ingénieurs sociaux, gestionnaires et statisticiens, avec nos graphiques, avons démontré être le mieux adapté à leurs besoins. Le monde est à nous ! »

    À l'idée de tant de pouvoir qui s'empara de son corps gris et flasque, les mains de Milton Galbraith se mirent à trembler. De la sueur perla sur sa lèvre supérieure qu'il avait mince et cruelle et un sourire étrange se dessina sur son visage, soulignant ses petits yeux de fouine. Remuant, d'un geste anodin, la paperasse étalée devant lui, il partit d'un rire incontrôlable.

    « Fermez-la, sombre crétin ! » lui intima froidement le Prince des Ténèbres. « Maintenant, placez tous vos mains sur la table. »

    Sur la table, devant chacun d'eux était disposée une curieuse plaque métallique aux réminiscences douloureuses pour les technocrates qui se tortillèrent dans leur fauteuil, redoutant l'inévitable, le terrible et atroce électrochoc auquel ils allaient volontairement se soumettre. Il était vrai cependant que certains avaient fini par jouir d'une telle souffrance.

    « Mettez vos doigts sur les plaques ! » hurla leur maître.

    Ils s'exécutèrent et une insupportable décharge électrique leur traversa le corps, les brûlant et les transperçant jusqu'à ce qu'obéissance et oubli s'ensuivent. Ainsi étaient-ils programmés par la crainte et la douleur et récompensés par le pouvoir et l'opulence, la bonne vieille recette des tyrans.

    Le Prince des Ténèbres les quitta en état de choc — hébétés et dociles.

    À propos de l'auteur

    V. Susan Ferguson est l'auteur de Inanna ReturnsInanna Hyper-Luminal, de ses commentaires sur le Bhagavad Gita et le Shiva Sutras ainsi que Colony Earth & the Rig Veda. Son site internet s'appelle Metaphysical Musing.

    Cette nouvelle est une fable de science-fiction écrite en 1997.

    Traduit de l'anglais par Ey@el
    © lapensinemutine.eklablog.com

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  • Commentaires

    1
    zwyn
    Jeudi 10 Octobre 2013 à 17:24

    Chouette petite nouvelle qui a plus de profondeur que des heures de discours roboratives d'expert-e-s en tous genre(s).

    2
    Jeudi 10 Octobre 2013 à 22:06

    Extra, bien vu. J'ai apprécié le clin d'oeil avec Stewart Bernays, ministre de la propagande, le nom du neveu de Freud, Edward Bernays. Pour les autres, pas assez de connaissances.

    Texte que j'inciterai à lire aux lecteurs du BBB.

    3
    Vendredi 11 Octobre 2013 à 00:25

    Dommage car je pense qu'il y a un clin d'oeil derrière chaque nom comme Lowland (basse-terre) pour le ministre du FDA. Galbraith est le nom d'emprunt de J.K. Rowling pour sa tentative de publication anonyme d'un polar il y a quelques mois. A cette occasion, j'avais lu un truc à propos de ce nom lié à la drogue je crois (qu'elle disait ignorer) mais je ne retrouve pas la source et je ne suis plus sûre de bien me souvenir. Si quelqu'un sait, je pourrais rajouter quelques notes en fin de billet.

    4
    Dredger
    Vendredi 11 Octobre 2013 à 15:13

    Salut,

     Très bien comme texte, seul bémol, c'est l'histoire du réchauffement climatique qui est bel est bien une vaste connerie, et vu comme c'est présenté dans le texte,  à moins que j'ai mal lu pourant je viens encore de relire, il est quand même précisé que ce "prince du mal" fait son possible pour déscréditer la thèse du réchauffement, hors, il a bien raison le bougre, c'est une vaste fumisterie et c'est simple de le vérifier, surtout mainteant qu'ils se planteent depuis plus d'une dizaine d'années !

      Un conseil : changer cette partie de la nouvelle histoire d'être logique sinon ca va pas le faire, vu qu'on démontre ici la puissance de la propagande et de la désinformation, mais ce passage prouve que l'auteur même en est victime, du moins, à ce sujet.

    ++

    5
    Vendredi 11 Octobre 2013 à 18:08

    Oui, cette histoire de réchauffement climatique m'a également fait tiquer ainsi qu'Hélios avec qui on en avait parlé mais je lui ai fait remarquer que l'histoire a été écrite il y a seize ans et à  l'époque, on n'en savait moins sur le sujet qu'actuellement. Il faut donc tenir compte de cela. Il est aussi possible de poser la question sur le page en anglais car l'auteur y a déjà répondu à de nombreux commentaires.

    Pour ce qui est de changer la fin de l'histoire, impossible car je ne suis que la traductrice pas l 'auteur et je respecte les conditions de licence d'autant qu'il s'agit d'une oeuvre de fiction ne l'oublions pas (mais tellement proche de la réalité qu'on l'oublie facilement).

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    6
    VJ
    Samedi 12 Octobre 2013 à 18:34

    Bonjour et merci d'avoir traduit cette nouvelle qui me fait énormément penser au livre de Gunther Schwab : http://www.editions-tredaniel.com/la-danse-avec-le-diable-poche-p-3968.html.

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