• Le problème du « Le/la/les » : Nous servons-nous du langage ou bien le langage se sert-il de nous ?

    Article de Tom Bunzel traduit par Ey@el

    Available in English

    Une des mes vidéos en ligne préférées est celle dans laquelle Rupert Spira1 aborde cette fonction du langage qu'est la conjecture sujet/objet. Il démontre comment un énoncé comme « je suis affamé » fournit une réalité présumée de chaque mot bien que nous ne nous ne posions jamais vraiment la question de savoir qui est « je », qui est « affamé » et surtout qu'est-ce que « je suis ». Ce type de déconstruction — que pratique également mon ami Michael Jeffreys — est très utile pour mettre à jour une vérité que la neuroscience ne reconnait que depuis peu, à savoir qu'il n'existe aucun soi physiologiquement définissable dans le cerveau ou dans toute autre partie du corps.

    Certes, le développement du langage est probablement un sous-produit évolutif de la sélection naturelle à laquelle ont survécu ceux qui ont été en mesure de distinguer correctement « la plante vénéneuse » de « la plante nutritive ».

    Mais le français (il s'agit bien entendu de l'anglais dans le texte original — N.d.T.) n'est qu'une manière d'utiliser le langage écrit ou oral pour donner un « sens » à ce qui nous apparaît comme « le monde ».

    Le mot « le » est ce qu'on appelle un article défini.

    En grammaire, l'article défini est une sous-catégorie de déterminant défini, qui participe à l'actualisation du nom noyau en indiquant, soit que le référent (la chose, l'animal, la personne dont il s'agit) est connu des actants de l'énonciation, soit que des satellites vont suivre (adjectif qualificatif, complément de nom, proposition relative…) qui permettront à l'interlocuteur d'identifier précisément ce représenté. [...] L'article défini connaît deux formes au singulier (« le » pour le masculin, et « la » pour le féminin) ; et une seule au pluriel (forme épicène) (« les »).
    ~ Wikipédia

    « Les enfants connaissent le moyen le plus rapide pour rentrer à la maison. »

    Cela « pointe expressément » et littéralement une partie déterminée « du monde ».2

    Cet aspect unique de notre langage est une façon de distinguer les choses qui semblent séparées de nous (ou de notre « soi » en anglais — N.d.T.).

    Nous poursuivons dans la précision de la spécificité avec le mot « cette » — comme pour cette « table ». Ainsi que s'est également exclamé Michael dans le groupe Eckhart Tolle sur Meetup en donnant un coup dessus : où est « cette table » ?

    Il s'agit manifestement d'un ensemble de « parties » qui peuvent également être « déconstruites » et réduites, du plateau aux pieds, et en toute vraisemblance, à des atomes ou des « morceaux de bois ».

    Toutefois, le mot « table » est un terme purement conceptuel que nous appliquons à cette collection d'objets pour des raisons pratiques. Nous pensons que les dauphins ont un langage mais qu'ils ne pourraient imaginer un vocable pour « table » car cette forme ne leur serait d'aucune utilité concrètement.

    N'oubliez pas que les Indiens d'Amérique ignoraient la notion des mots « mon/ma/mes » — ainsi lorsque le gouvernement leur demanda de leur céder leurs terres pour une bouchée de pain, ils le firent sans hésitation parce qu'il ne comprenaient pas comment on pouvait posséder la moindre parcelle de nature en « ce monde ».

    Bien entendu, vous pouvez soutenir que la table existe sous la forme intentionnelle de celui qui l'a créée dans le but d'y poser des objets — et que, par conséquent, ce terme décrit une fonction utilitaire.

    Ce qui nous amène au domaine de l'esprit, de la pensée et de l'intelligence — et il semble manifestement que le langage et les nombres constituent un formidable moyen pour accumuler des renseignements — ou des données.

    Là encore, il existe une distinction importante. L'accumulation d'information peut faire paraître « intelligent » — à l'instar de cette machine IBM qui pouvait passer tout Google en revue à une vitesse astronomique pour « remporter » la victoire à l'émission Jeopardy3. Mais aucune machine n'irait jamais « inventer » une table. Ce niveau d'énergie créative intentionnelle n'est-il pas le propre de l'homme ?

    Avec l'avènement de l'informatique, les êtres humains se sont rendu compte que la pensée intentionnelle pouvait commencer à accomplir des tâches par le biais d'un code logiciel.

    La nature, elle, l'a toujours « su » — l'ADN, qui fonctionne justement de la même manière qu'un code d'ordinateur, donnait déjà des instructions aux fonctions essentielles de la Vie depuis bien avant l'existence de l'homme. Les quatre lettres A, C, T et G peuvent être séquencées pour représenter les substances chimiques qui gèrent notre digestion, notre circulation, notre respiration et bien sûr, notre cycle reproductif.

    L'Intelligence, ou l'Esprit, a donc toujours existé. Mais comme l'écrit Eckhart Tolle4, nous avons l'avons embrouillé dans sa vastitude avec ce bavardage incessant de mots qui traversent notre tête — élaborant ce que nous considérons, dans notre culture, comme le Soi individuel.

    Et évidemment, on a également fini par donner un nom au  « Soi », compris comme tel afin que « la personne » portant l'étiquette Tom soit ressentie comme « moi » — ce qui n'est jamais vraiment remis en question — en partie parce que, sous bien des aspects, cela constitue le fondement de notre système social.

    Aux États-Unis, notamment, le culte de la personne fait autorité ; et cela nous a apporté quelques avantages réels en termes de réalisation. Nous tenons pour acquis que l'invention et le « progrès » sont imputables à l'incitation individuelle à rechercher le pouvoir.

    On attribue la préservation des droits des personnes dans les textes de la constitution à nos pères fondateurs — mais en y regardant de plus près, on constate qu'ils sont également tous liés à des responsabilités envers la planète et les autres créatures.

    En fait, nos fondateurs étaient essentiellement des déistes, une philosophie qui croyait en un dessein supérieur, non pas nécessairement en un Dieu anthropomorphique mais plutôt en la nécessité que tous les êtres humains se mettent en adéquation avec l'intelligence du monde en soi. Voir The American Soul: Rediscovering the Wisdom of the Founders (L'Âme de l'Amérique : à la redécouverte de la sagesse des Fondateurs) de Jacob Needleman.

    La question se pose donc de savoir si nous utilisons le langage ou bien si c'est le langage qui se sert de nous

    Outre les Indiens d'Amérique ou les fameux Esquimaux avec tous leurs mots pour désigner la « neige » (combien en avons-nous pour la pensée — pour nous, la pensée ou le mental sont la même chose), en remontant encore plus en arrière, on découvre que la sagesse antique avait une utilisation différente du langage.

    On peut spéculer en se basant sur la vision du monde des Égyptiens, qui enregistraient tout sous forme de hiéroglyphes, que leur langue ne comportait aucun article dit défini comme les mots « le/la/les ».

    En fait, leurs « Neters » étaient des forces sacrées (que nous avons banalisées comme de simples dieux) qu'ils vénéraient comme des éléments importants de la nature — le Nil, les inondations qui irriguaient les cultures, le vent, la pluie et ainsi de suite.

    La réelle différence avec la culture égyptienne était qu'il n'y avait aucune frontière définie entre la science et la religion — l'étude de ce qui existe (la science) supposait une certaine humilité face à la Nature même. Il y avait une conscience de la différence d'échelle entre l'intelligence de la Vie et l'intellect de l'homme.

    On pourrait imaginer qu'au sein des groupes primitifs, le premier individu à être identifié en tant qu'entité distincte fut le personnage le plus grand et le plus puissant de la tribu qui devint « le Pharaon ».

    Est-ce ainsi que naquit le mot « le » ?

    Une fois encore, comme d'aucuns l'ont spéculé, les Égyptiens considéraient moins le Pharaon comme un Dieu ou une personne mais plutôt comme une force royale de la nature — un Être reflétant le pouvoir du Soleil, des étoiles et la vie même.

    En lisant la légende de Moïse, on apprend que sur le Mont Sinaï, quand ce dernier demande à Dieu comment l'appeler, il lui répond : « Je sais qui je suis ».

    Ceci est l'essence du monothéisme que nous interprétons comme la réalité d'un seul et unique Dieu mais qui peut également être envisagé comme la réalité d'un seul et unique Être — l’Être même.

    Il s'agit de la sagesse la plus profonde de la plus ancienne religion — une conscience de la Conscience en tant que pierre angulaire ou fondement de Tout.

    Mais peut-être que comme l'a déclaré Buckminster Fuller5 dans une phrase restée célèbre : « Je semble être un verbe » — parce que nous SOMMES la conscience ou la vie même, ce qu'Eckhart Tolle appelle le « rien » (littéralement : « aucune chose » — N.d.T.) — c'est l'essence de toute chose, — ses composantes intelligentes et mentales — ou en termes platoniens, son identité « informe ».

    Dans notre langue, l'élément qui s'en rapprocherait le plus serait une pensée ou une idée.

    Ceci rejoint l'épistémologie, une branche de la philosophie traitant de la nature et de l'étendue des connaissances que l'on appelle également la « théorie du savoir ».

    En matière de science, nous prenons tout pour argent comptant. Dès que nous attribuons l'article défini au nom d'une chose, c'est comme si nous la connaissions.

    Mais en creusant davantage, que savons-nous réellement de toute chose, en particulier de notre « soi », simplement en l'affublant du nom de « chose » ?

    Pour être honnêtes, nous devons reconnaitre que tout comme lorsque nous touchons « la table », nous ne faisons que désigner la surface même de la connaissance véritable.

    Traduit de l'anglais par Ey@el
    © lapensinemutine.eklablog.com

    Notes et références

    1. ^ Rupert Spira est un artisan potier anglais. Il écrit également sur la spiritualité en enseigne la non dualité (Advaita en sanskrit), explorant la nature de l'expérience dans ses textes et essais. Il a publié un livre, The Transparency of Things (la transparence des choses) en 2008 et quelques DVD d'interviews.
    2. ^ Jeopardy! est un jeu télévisé créé par Merv Griffin (aussi créateur de La Roue de la fortune) et diffusé depuis le 30 mars 1964, aux États-Unis. À partir de réponses, trois candidats doivent trouver la question correspondante. Chaque bonne réponse rapporte une somme, chaque erreur la fait perdre. Ils peuvent choisir entre cinq thèmes et cinq valeurs de réponses.
    3. ^ À noter que, contrairement à l'anglais qui ne met aucun article devant les noms génériques comme la vie (life), le progrès (progress), le bonheur (happiness), etc. — le français a recours à l'article dit « défini » qui n'a alors pas la même valeur sémantique que lorsqu'il s'applique à définir un nom en particulier parmi la généralité.
    4. ^ Eckhart Tolle est un écrivain et conférencier allemand, naturalisé canadien. Il raconte qu’il s'est senti déprimé la plus grande partie de sa vie jusqu’à ce qu’il connaisse, à l’âge de 29 ans, une « transformation intérieure » à la suite de laquelle il passa plusieurs années sans-emploi à vagabonder « dans un état de félicité profonde » avant de devenir enseignant spirituel. Plus tard, il déménagea en Amérique du Nord où il commença à écrire son premier livre, Le pouvoir du moment présent, qui fut publié en 1997 aux États-Unis et est devenu un best-seller international traduit en 33 langues.
    5. ^ Richard Buckminster Fuller (1895-1983) est un architecte, designer, inventeur et auteur américain ainsi qu'un futuriste. Il a publié plus de 30 livres, inventant ou popularisant des termes tels que « vaisseau terrestre », « éphéméralisation » et « synergétique ». Il a également mis au point de nombreuses inventions, principalement dans le domaine de la conception architecturale, la plus connue restant le dôme géodésique (d'ailleurs repris sur la pochette de l'album Resistance du groupe Muse).
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  • Commentaires

    1
    Lundi 17 Novembre 2014 à 19:47

    Sam donne faim cette histoire et que même que je suis grave affamé.

    Que l'on dresse la table et que l'on amène séant les poulardes, les dindes farcies, les cochons  grillés et autre poussin bien cramoisé (une fois bouffé on en causera plus LoL) , que diable !!!!

    2
    Lundi 17 Novembre 2014 à 19:59

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    3
    Lundi 17 Novembre 2014 à 20:04

    @Neo : « une fois bouffé on en causera plus » : pas sûr. T'as jamais entendu parler des ventriloques ?

    @Cpasérieux : Je parie qu'écrire « aspirine » en chinois, ça fait le même effet que cet article :))

    4
    Mardi 18 Novembre 2014 à 07:57

    Bonjour,

    Les trois dernières lignes résument parfaitement le propos.
    Il est parfois nécessaire de se "prendre la tête", par exemple sur ce type de constat.

    + j'aime bcp l'image avec le doigt qui expédie la lune, Eyael... :)

    5
    Mardi 18 Novembre 2014 à 16:49

    Oui, le langage constitue en quelque sorte les limites de notre mental. Quand certains mots n'existent pas, nous ne pouvons pas parler d'une idée que nous ressentons. Nous essayons par des périphrases, des analogies, des comparaisons mais ce n'est jamais véritablement la même chose — cela n'exprime pas vraiment ce que nous captons et il est ainsi difficile de partager. Inventer de nouveaux mots implique que l'on ait déjà pu répandre l'idée qui s'y rattache et cela c'est grâce à notre hémisphère droit, notre subconscient ou inconscient collectif que nous y parvenons. D'où l'importance de l'art et de maintenir la richesse du langage ainsi que la pluralité des langues et des cultures. Les mots sont les constituants de la palette d'expression de notre mental.

    6
    Dimanche 14 Décembre 2014 à 22:15

    阿司匹林, selon google traduction, signifierait  aspirine. J'utilise le conditionnel, car mon hémisphère droit, qui  n'a jamais vu la Chine , et n'est pas très cultivateur,  n'a donc pas pu en répandre l'idée

    7
    Lundi 15 Décembre 2014 à 00:58

    Merci. C'est dommage que les caractères chinois ne peuvent s'afficher correctement sur le blog (j'imagine que sur Google, ils ont un système de polices incorporées ?)

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