• Ici et seulement Ici (3)

    Interview d'Ey@el

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    Les profs fantômes

    EYAEL : Les profs ont l'air de fantômes. Un peu comme s'ils faisaient juste partie du décor ou bien qu'ils appartenaient à une autre dimension.

    CHRISTELLE DABOS : Ça fait partie des choses qui m'avaient été beaucoup reprochées par des enseignants. Il y a des enseignants qui ont lu le livre et n'ont pas apprécié parce que, justement, ça ne donnait pas une belle image du corps enseignant.

    Mais moi, au moment où j'ai écrit le livre — encore une fois, le titre original, c'était les Contes d'Ici et seulement Ici, ce n'était pas une sorte d'état des lieux du système pédagogique actuel.

    Je me rappelle que quand j'étais au collège, tout ce qui était le corps professoral, c'était des fantômes. Je n'ai pratiquement aucun souvenir des cours, de ce que j'ai appris. Je me souviens des cours de récréation. Je me souviens de ce qui se passait entre les heures du cours. C'est ce qui m'a personnellement beaucoup marquée. Et je me dis qu'en fait, c'est là que se faisait une grosse partie de l'apprentissage. Ce n'était finalement pas avec le savoir théorique en classe.

    Et donc dans cette histoire-là, clairement, ce sont doublement des fantômes. D'abord parce que c'est une volonté de ma part de les mettre vraiment à la marge. Et également parce que, comme c'est écrit du point de vue des jeunes, pour eux aussi, en fait. Les enseignants sont plus présents qu'ils ne le pensent. C'est juste qu'eux aussi ont des angles morts. Ils ne voient que ce qui est leur réalité immédiate. Ils en font en partie quand même.

    J'en ai eu plusieurs retours d'enseignants qui m'ont dit, « Oh la la, ça ne fait pas envie. Et ça ne donne pas une belle image de notre métier. » Je me suis quand même sentie mal parce que ce n'était tellement pas mon intention. Je n'avais aucune volonté dénonciatrice, mais pas du tout.

    C'est un peu comme dans — excuse-moi le parallèle — Batman. Pour que la figure de Batman émerge, il faut un système policier qui soit au mieux incompétent, au pire corrompu. Si le système faisait correctement son job, la figure de Batman ne pourrait pas émerger. Et c'était un peu le but aussi. Si ça avait été un collège où tout se passait bien, avec une communication et tout, peut-être que ce n'aurait plus du tout été la même histoire. Ce n'est pas ça que j'allais raconter.

    En fait, le problème Ici, ce n’est pas tant que ça ne change pas. C’est plutôt que tout recommence. Et j’ai peur.

    ~ La remplaçante

    Je n'ai aucune volonté dénonciatrice, à tout point de vue, parce que c'est plutôt le système qui se met en place. Cette mécanique qui se reproduit de cour de récréation en cour de récréation ; de génération en génération. Et c'est comme un cycle sans fin. Les gens se voient vite coller cette étiquette. Il y a évidemment les victimes, les bourreaux et les personnes qui ne rentrent ni dans cette catégorie ni dans l'autre mais qui sont prises entre deux feux.

    Intemporalité sans internet

    EYAEL : Cette histoire pourrait se transposer n'importe où n'importe quand sauf que les technologies actuelles ne semblent pas en faire partie. Et avec cette dimension d'Internet, penses-tu que l'histoire aurait pu se terminer de la même manière ?

    CHRISTELLE DABOS : Alors, effectivement, j'avais vraiment envie de donner une dimension la plus intemporelle possible. D'ailleurs, à la base, le titre originel n'était pas Ici et seulement Ici mais les Contes d'Ici et seulement Ici.

    Et en fait, j'ai quand même fait mention de certaines choses pouvant  laisser entendre qu'ils ont peut-être des téléphones. Mais c'est très discret. Par exemple, je dis à un moment donné, qu'il y a un trafic de vidéos dans la classe. Ils s'échangent des vidéos mais je ne dis pas quoi. Il y en a un qui a une console de jeu. On va dire que ce sont de petits indicateurs que l'on n'est pas au début du XXe siècle.

    Mais clairement, pour moi, ce n'était pas ce que j'avais envie d'explorer. Il faudrait presque faire un roman dédié pour parler de cyber-harcèlement. Je me suis dit, « non, je ne vais pas rentrer dans cette dimension-là. Je vais juste rester sur le terrain de Ici ». Surtout que le but, c'était vraiment parler du lieu. Je me suis dit, « là, avec Internet, on risque de sortir un petit peu de ça ». Mais effectivement, ça pourrait être intéressant d'explorer une histoire, partir sur le même postulat mais cette fois-ci, en y allant à fond avec Internet.

    C'est tellement difficile pour moi déjà d'imaginer ce qu'ils peuvent vivre avec cette dimension d'internet très présente par rapport au collège. Donc je ne sais pas honnêtement.

    EYAEL : Cela ne risque-t-il pas d'être un obstacle à l'identification des jeunes de maintenant ?

    CHRISTELLE DABOS : Je sais que moi, quand j'étais une collégienne, je n'avais aucun problème à m’immerger dans des romans qui parlaient d'univers de collège mais au XIXe siècle.

    Je me souviens, par exemple, du Petit Chose d'Alfonse Daudet où ça commence vraiment dans une sorte de pensionnat où au début, le Petit Chose est un pion. Bon, clairement, c'était très loin d'atteindre ce que moi je vous pouvais connaître mais les thématiques étaient là. C'était le bouc émissaire. Et pour moi, l'identification, elle était totale.

    Ou Poil de carotte (de Jules Renard). Poil de carotte, je l'ai adoré. Je l'ai lu au collège justement. Je l'ai lu et relu. C'est extrêmement dur.

    Le harcèlement scolaire

    EYAEL : Le harcèlement scolaire est un sujet tabou dont on parle beaucoup en ce moment mais, en réalité, rien n'est vraiment fait. Du coup, ton livre tombe un peu à pic.

    CHRISTELLE DABOS : En fait, avec cette thématique du collège, de ce qui se passe entre ses murs dont notamment le harcèlement mais pas que — c'est là que je me rends compte (en fait peut-être moins aujourd'hui) qu'il y quand même une sorte de tabou parce que c'est quelque chose que je n'ai abordé avec personne pendant très longtemps. Avec toutes les personnes, les amis que je me suis fait par la suite, on n'aborde pas ces sujets-là.

    Et du coup, lorsque le livre est sorti et que j'ai eu des foules de témoignages de personnes qui m'ont dit, « voilà pour quelle raison ce livre m'a secoué », je trouve que c'est presque inquiétant. En fait, je me rends compte que neuf personnes sur dix ont très mal vécu leurs années-collège. Proportionnellement, ça fait peur.

    Et là, je me suis dit, « tiens, mais moi, j'ai l'impression d'être toute seule ». Quand j'étais au collège, je me sentais très isolée. J'avais l'impression que ça se passait bien pour tout le monde sauf pour moi. Et là je réalise que c'était souffrance pour beaucoup de personnes.

    De mon ressenti, c'est une sorte de micro-société où on va retrouver tout ce qui se passe à un plus grande échelle par la suite. L'école primaire ne prépare pas du tout à ça. On passe d'un côté très entouré, très enveloppé, très encadré et puis tout à coup, il y a de nouveaux codes mais ils ne sont pas dits. Ils sont extrêmement tacites. Et quand on n'a pas le mode d'emploi, ce n'est pas évident.

    Moi, j'ai eu la chance de ne pas connaître les réseaux sociaux quand j'étais au collège. Vraiment, je me dis, « oh la la, aujourd'hui au collège, vivre avec tout ça ». C'est du harcèlement ce truc-là. Ça veut dire qu'avant, quand on quittait le lieu, on le quittait. L'idée d'y retourner n'était pas agréable mais une fois qu'on l'avait quitté … Alors que là, avec les réseaux sociaux, ça poursuit jusque chez soi. Il n'y a plus de coupure, en fait. Ça peut continuer. C'est là, je me dis, ça devient assez terrifiant.

    EYAEL : Mais est-ce que les personnes qui ont été victimes de harcèlement scolaire ont vraiment envie de se replonger là-dedans ?

    CHRISTELLE DABOS : En fait, même toute la question qui s'est posée pour ce roman,
    c'était justement « qui est le public cible finalement ? » On s'est posé la question et on se la pose toujours.

    En fait, pour la Passe-Miroir, en fin de compte, c'était beaucoup des parents — beaucoup des mamans qui avaient lu le livre, qui voulaient juste voir si c'était adapté pour leurs enfants et qui finalement sont devenues mes premières lectrices. Et après, elles ont transmis le livre à leurs enfants. Mais lorsque les mamans lisent Ici et seulement Ici, elle se disent « Je n'ai pas envie que mon enfant lise ça. Ça me fait peur ».

    Ça fait peur soit parce qu'ils s'apprêtent à rentrer au collège, soit parce qu'ils sont en plein dedans et elles ont peur de faire peur à leur enfant. Donc Gallimard avait estimé qu'à priori ça s'adressait plutôt à des personnes qui étaient en train de sortir du collège ou qui en étaient vraiment sorties. Finalement, le public cible n'était pas le collégien mais plutôt des personnes déjà à l'étape d'après.

    Il y a des gens qui portent ça très longtemps en eux. À mon niveau à moi qui n'est pas forcément extrême, je me rends compte que j'ai traîné le collège à l'intérieur de moi pendant presque toute ma vie. Et en fait, pour pouvoir en sortir, il a fallu que j'écrive ce livre. Je me suis dit, « tiens ça y est, maintenant je peux dire que je suis sortie du collège ».

    EYAEL : Je ne sais pas si te souviens de "College Boy", ce fameux clip d'Indochine au début des années 2000, qui montrait un collégien harcelé par ses camarades et qui finit littéralement crucifié avant d'être fusillé. Ça avait fait un scandale et ça avait été carrément censuré en France.

    CHRISTELLE DABOS : Toi, tu parlais du clip d'Indochine. Moi, je pense à des dramas japonais, coréens sur lesquels je suis tombée. Il y en a beaucoup qui abordent cette thématique de façon très frontale, je trouve. Eux, ils vont ! Vraiment, ils montrent des scènes — la façon dont ça se met en place. Donc très vite, quelqu'un peut se retrouver mis en marge d'une classe. Et toutes les violences d'abord psychologiques voire physiques qui peuvent s'ensuivre. Parfois ça va très, très loin. Et il y en a beaucoup. Pour moi, ça a été même étonnant. Ce n'est pas si souvent que je vois une mise en scène ainsi, que c'est traité, montré. Effectivement, c'est très dur mais ça correspond à quelque chose — à une réalité.

    C'est ce qu'on disait tout à l'heure. Au final, c'est un microcosme qui est le reflet de quelque chose qui se passe à une plus large échelle. Ça commence à se mettre en place à ce moment-là.

    Nouveau livre à venir

    EYAEL : Est-ce que tu as d'autres projets d'écriture en cours ?

    CHRISTELLE DABOS : Ce que je peux au moins dire car ça, à priori, je pense que c'est sûr, c'est qu'il y a un roman qui va sortir chez Gallimard Jeunesse en novembre.

    C'est le fameux roman dont je parlais au tout début, que j'avais commencé juste après la Passe-Miroir et qui a été interrompu momentanément par l'écriture de Ici et seulement Ici.  Du coup, il fait assez trait d'union entre les deux.

    Après, en termes d'univers, au sens strict, c'est de la fantasy puisque ce n'est pas notre monde et ce n'est pas exactement notre humanité. Ça y ressemble beaucoup mais c'est un peu comme pour la Passe-Miroir. Ça ressemble beaucoup mais ce n'est pas.

    Sauf que cette fois-ci, je me suis beaucoup inspirée des années 80 en terme d'ambiance générale. C'est mon enfance hein! J'ai dit « je veux des baladeurs, je veux des rollers, je veux des minitels… » En termes de coloration, j'avais un peu envie de cette texture-là des années 80. Mais voilà, au sens strict, c'est de la fantasy et Gallimard Jeunesse, je pense, va davantage spécifier en parlant plutôt de dystopie.

    Comme ça s'est écrit juste après la Passe-Miroir et avant Ici et seulement Ici, ça devrait se sentir même si je l'ai repris après avoir fini Ici et seulement Ici. Je pense qu'on va sentir effectivement qu'il y a un côté Passe-Miroir et un côté Ici et seulement Ici et qu'en même temps, ça ne ressemble à aucun des deux.

    Interview réalisée par Ey@el
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