• Le langage influence-t-il la manière dont vous percevez le monde ?

    Article d'April McCarthy traduit par Ey@el

    Available in English

    Titulaire d'une maitrise de linguistique contrastive (anglais-français), ceux qui me suivent savent combien je suis passionnée par le langage et combien il me semble important de le cultiver et de le protéger à tout prix (voir Articles connexes). Contrairement à ce que certains pourraient vouloir penser, je ne dois pas mon « bilinguisme » à une situation ou une éducation privilégiée mais uniquement à mon travail, à l'exploitation de mes dons latents (héritage d'un travail commencé dans des vies antérieures ?) ainsi qu'aux expériences que je me suis forgées dans cette vie. L'article que je vous ai traduit ci-dessous m'a finalement permis de comprendre ce que je savais déjà sans être mesure de le formuler verbalement : que le langage est bien plus qu'un simple outil de communication. Ainsi j'adhère totalement à ce qu'explique son auteur, notamment quant au fait que chaque langue que nous maitrisons influence différemment notre personnalité et notre perception de nous-même. Raison pour laquelle certaines choses me viennent plus facilement en anglais qu'en français et vice-versa. Et pourquoi également, je me sens une autre personne selon que je m'exprime ou pense dans une langue plutôt que dans l'autre.

    Une jeune femme russe (qui se reconnaitra forcément si elle lit ceci) m'a dit un jour que de son propre ressenti, sa langue maternelle serait intuitive, l'anglais logique tandis que le français plus émotionnel, à mi-chemin entre l'anglais et le russe. Je serai plutôt d'accord avec elle. J'ai d'ailleurs le souvenir (lointain) de cours de russe où nous étions plus d'une quarantaine en début du premier trimestre universitaire pour n'être plus que cinq au démarrage du second et où une camarade de langue maternelle arabe semblait avoir davantage de facilité à maitriser les rudiments de cette langue que nous autres francophones ou anglophones, non pas à cause de quelconques similitudes linguistiques, grammaticales ou phonétiques mais en raison de l'état d'esprit qui la structure, plus proche des langues orientales qu'occidentales. En cela, le russe serait effectivement plus intuitif.

    Le simple fait d'apprendre à penser dans une autre langue vous permet de percevoir votre propre culture sous un meilleur angle.
    ~ Gates McFadden

    Toutefois, si l'intuition joue un grand rôle dans la maitrise d'une langue, je dirais même qu'elle s'avère essentielle en matière de traduction, non seulement pour détecter les idiomatismes que l'on ne connait pas mais également pour saisir les néologismes dont on ne trouve encore d'équivalent ou de définition dans aucun dictionnaire. Hé oui, la traduction est un art avec lequel les algorithmes de traduction en ligne et les traducteurs du dimanche ne sont pas prêts de rivaliser. Savoir se servir correctement d'un dictionnaire non plus d'ailleurs. Seuls ceux qui parviennent à penser intégralement dans une langue sans jamais avoir recours à leur langue maternelle peuvent espérer prétendre au bilinguisme car ce dernier requiert une certaine gymnastique de l'esprit qu'aucun professeur ne sera jamais en mesure de vous enseigner et que vous devrez, par conséquent, découvrir par vous-même. En cela, la maitrise de langues étrangères s'apparente beaucoup au développement personnel.

    Ey@el

    Le langage auquel vous êtes initié affecte la structure de votre cerveau, influence la manière dont vous percevez le monde et qui vous êtes. Mais qu'en est-il lorsque vous parlez deux langues?

    L'apprentissage d'une langue peut-il reprogrammer votre cerveau ?

    Avec l'évolution de notre espèce, certaines parties de notre cerveau se sont élargies, donnant lieu à une plus grande puissance algorithmique pour le langage. C'est ce qui nous programme pour communiquer. Ce qu'il y a sans doute de plus surprenant est comment nous pouvons façonner nos cerveaux tout au long de nos existences.

    La plupart des preuves proviennent d'études de personnes bilingues. Être bilingue rend mieux disposé à effectuer un large éventail de tâches cognitives complexes en provenant de zones distinctes du cerveau.

    L'examen de scintigraphies cérébrales montre que que commuter entre deux langues déclenche des schémas d'activité cérébrale différents en comparaison avec la pratique d'une langue unique, notamment au niveau du cortex préfrontal. Cette zone cérébrale située tout à l'avant de notre crâne est impliqué dans l'organisation et l'action sur base d'informations incluant la mémoire de travail, le raisonnement et la planification. D'autres études montrent que les personnes bilingues sont plus rapides à maitriser une nouvelle langue.

    Quadrilingue, le directeur des recherches sur les fondements neuraux du bilinguisme de l'Université de Houston au Texas, Arturo Hernandez explique que ces différences pourraient être à l'image des différences dans l'architecture des cerveaux bilingues. En d'autres termes, l'apprentissage d'une autre langue pourrait modifier la configuration de notre cerveau. « Ce serait logique, en ayant eu une expérience linguistique très différente de constater des effets stables et durables » dit-il.

    Cela pourrait également rendre le cerveau plus résistant. Ellen Bialystok de l'université York de Toronto au Canada a découvert que pour les bilingues de toujours, le diagnostic de démence avait tendance à se faire quatre ans et demi plus tard que pour les monolingues et qu'ils avaient davantage de matière blanche notamment au niveau du cortex préfrontal. La matière blanche est constituée de fibres nerveuses servant à relier les différentes zones du cerveau entre elles en véhiculant l'information dans les deux sens. Le renforcement des compétences linguistes semble dont participer à une plus grande connexion du cerveau — bien que Bialystok rappelle que cela reste encore à confirmer.

    Des preuves supplémentaires de l'avantage d'une seconde langue ont été fournies l'an dernier par une étude de 608 victimes d'un AVC. Thomas Bak de l'Université d’Édimbourg au Royaume Uni a découvert que 40% des bilingues parmi ces personnes avait recouvré toutes leurs facultés contre 20% des monolingues. Bak présume que la gymnastique mentale nécessaire pour parler plusieurs langues pourrait établir des connexions supplémentaire améliorant le fonctionnement et aidant à pallier aux lésions. « L'idée est qu'en faisant beaucoup d'exercice mental, le cerveau est entrainé, ce qui lui permet de mieux compenser » explique-t-il.

    On ne sait pas comment sont représentés les langues dotées de structures linguistiques différentes ou bien similaires. De nombreuses études ont pu démontrer que toutes celles acquises dans le courant d'une vie se positionnaient dans une zone unique du cerveau. Toutefois, d'autres ont découvert qu'une seconde langue avait une représentation bien distincte d'une langue maternelle.

    Le langage peut-il influencer votre perception du monde ?

    Le temps s'écoule à l'envers pour les anglophones : nous  « nous remémorons » (littéralement « projetons nos esprits en arrière ») les années 90 en « aspirant à des temps meilleurs » (littéralement  en « espérant du bon temps à venir »). Ceci est un exemple de concept culturel enraciné dans une langue, mais une langue à son tour peut-elle influencer notre manière de penser ?

    Maria Sera est hispanophone. Elle a grandi en croyant que tous les écureuils étaient des femelles parce qu'en espagnol, le mot pour écureuil, ardilla, est féminin. C'est en qualité de linguiste à l'Université du Minnesota qu'elle a découvert ce qui avait nourri sa croyance enfantine. Des études portant sur des francophones et des hispanophones, dont les langues attribuent un genre aux objets, montrent que que ces derniers associent des attributs masculins ou féminins aux choses.

    La possibilité que le langage influence la manière dont nous pensons a été suggérée en 1940 par le linguiste Benjamin Lee Whorf qui pensait que les personnes dont la langue n'avait pas de mot pour exprimer un concept ne pouvaient le comprendre. Une théorie considérée comme relevant de la science marginale jusqu'au début des années 2000 où d'aucuns commencèrent à étudier une idée allant dans ce sens mais plus nuancée, à savoir que le langage pourrait influencer la perception.

    Le grec, par exemple, dispose de deux mots pour désigner la couleur bleue : ghalazio pour le bleu clair et ble pour le bleu plus soutenu. Une étude a découvert que les hellénophones pouvaient distinguer les nuances de bleu bien plus rapidement et avec davantage d'acuité que les anglophones.

    « Les Grecs ont deux mot pour bleu et sont plus rapides à distinguer les différentes nuances de cette couleur »

    Le langage semble même affecter notre perception spatio-temporelle. Certains peuples comme les Guugu Yimithirr en Australie n'ont aucun mot pour exprimer l'espace relatif comme gauche ou droite mais disposent de termes pour le nord, le sud, l'est et l'ouest. Des études indiquent qu'il sont tendance à être exceptionnellement doués pour savoir où il se trouvent en territoire inconnu. Certains éléments indiquent également que le sens d'écriture de votre langue maternelle peut influencer votre perception du temps comme d'est le cas des locuteurs mandarins davantage portés à penser que le temps s'écoule de haut en bas que les anglophones. La langue que vous parlez pourrait également affecter votre perception d'autrui (voir plus bas "Votre langue influence-t-elle votre personnalité ?").

    De manière plus générale, le langage nous permet de comprendre le monde en le compartimentant. Les enfants se montrent plus doués pour assembler les objets dès lors qu'ils ont appris les noms des catégories auxquelles ils appartiennent. Inversement, après un AVC, les personnes ayant perdu leurs facultés linguistiques ont du mal à regrouper les objets. « Le langage n'affecte pas uniquement notre zone cérébrale supérieure de raisonnement, explique Gary Lupyan de l'Université Madison dans le Wisconsin, il modifie également nos schémas de perception. »

    Votre langue influence-t-elle votre personnalité ?

    « Disposer d'une autre langue est comme avoir une deuxième âme » aurait soi-disant dit Charlemagne. Il devait avoir mis le doigt sur quelque chose. Dans les années 60, Susan Ervin-Tripp, sociolinguiste à l'Université de Berkeley en Californie, a demandé à des bilingues anglais-japonais de décrire une situation illustrée par des images ambiguës. Une personne, par exemple, racontait une histoire totalement différente selon la langue employée. La représentation d'une femme arc-boutée sur un canapé donna lieu, en japonais, à un récit dans lequel une femme songeant à se suicider après avoir perdu son fiancé. La même personne, à qui il fut demandé de participer à une autre séance en anglais, raconta que cette femme réfléchissait à un projet de couture pour un de ses cours. « De manière générale, il y avait davantage d'émotion dans les récits en japonais » écrivait Ervin-Tripp dans sa description de l'expérience. « Le changement de langue amène avec lui le bagage culturel associé à cette langue. »

    Nairán Ramírez-Esparza de l'université du Connecticut a demandé à des Mexicains bilingues de remplir un formulaire d'évaluation de leur personnalité à l'aide de questionnaires en anglais et en espagnol. Alors que les réponses en anglais faisait montre d'ouverture et d'extroversion, celles en espagnol étaient plus humbles et réservées. « Le langage est une chose tellement puissante qu'il vous fait manifestement vous percevoir de manière différente » conclut Ramírez-Esparza.

    Selon Shai Danziger de l'université Ben-Gurion en Israël et Robert Ward de l'université de Bangor au Royaume Uni, il peut également influencer ce que nous pensons d'autrui. Ils ont demandé à des bilingues arabe-hébreu d'associer des noms arabes et juifs à des mots exprimant des traits de caractère négatifs ou positifs en appuyant sur une touche. Ils racontent que les participants ont fait preuve d'une attitude involontairement plus positive envers les juifs lorsque le test était en hébreu plutôt qu'en arabe. De son côté, Paula Rubio-Fernandez de l'université d'Oslo a découvert que les enfants bilingues obtenaient de meilleurs résultats lors de tests où ils devaient comprendre une situation du point de vue d'une autre personne.

    De plus en plus d'études montrent que les mots que nous employons pour parler et penser structurent notre cerveau, nos perceptions et notre personnalité. Et qui sait quoi d'autre aussi. Nos goûts, nos habitudes ou nos valeurs peut-être. La porte est grande ouverte.

    Traduit de l'anglais par Ey@el
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  • Commentaires

    1
    Mercredi 6 Avril 2016 à 09:37

    Passionnant! Moi, qui suis une ancienne prof d'allemand, je ne peux qu'être d'accord avec  cette analyse.

      • Mercredi 6 Avril 2016 à 13:23

        Danke schön !

      • Jeudi 7 Avril 2016 à 08:36

        You're welcome!

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