• Comment le langage nous limite et nous libère

    Article de Paul Lenda traduit par Ey@el

    Available in English

    Les limites de mon langage sont celles de mon univers.
    ~ Ludwig Wittgenstein

    Les êtres humains perçoivent tout au sein de leurs réalités par le biais de leurs cinq sens élémentaires que sont le goût, le toucher, l'ouïe, la vue et l'odorat (nous limiterons cet article aux cinq sens alors qu'en réalité ils peuvent aller jusqu'à 20). En découvrant les sensations de la réalité qui nous entoure, nous créons une compréhension subjective de ce qu'est ladite réalité et de la manière dont elle semble construite. Si l'on en croit la perspective évolutive communément admise de la race humaine, le langage ne serait apparu que très récemment.

    Il s'agit d'un aspect de l'expérience humaine qui est passablement nouveau et tellement complexe qu'il requiert l'intervention de plus d'un des cinq sens élémentaires. Prenez un livre, par exemple. Dedans, il y a des mots et ces mots font appel au sens de la vue afin de percevoir ce qu'évoquent les formes-pensées exprimées. Si quelqu'un vous lisait ce livre, le sens de l'ouïe serait nécessaire pour comprendre les schémas de pensée transmis par cette personne. Le lecteur (dans la plupart des cas) aurait également besoin d'avoir recours au sens du toucher afin de pouvoir tourner la page vers le prochain flux de mots formulant une autre forme-pensée ou pour continuer un précédent.

    Cet exemple simple est choisi pour illustrer la complexité du processus du langage qui s'accompagne d'un formidable pouvoir. Ce pouvoir est si fort qu'il peut, en fait, influencer notre manière de penser. Dans son roman 1984, George Orwell donne un exemple de l'influence du langage sur la pensée avec le terme de double langage qui est un langage qui dissimule, dénature ou inverse délibérément le sens des mots… ce qui a pour effet de changer ce que nous pensons d'un sujet ou forme-pensée donnés. Le langage peut s'avérer un outil incroyable pour le changement aussi bien positif que négatif. On peut le voir servir à conquérir des nations entières et inspirer je ne sais combien de milliards de personnes. Selon le linguiste Benjamin Lee Whorf, « le langage lui-même façonne les notions fondamentales de l'homme ».

    L'influence du langage sur notre manière de penser et de percevoir les aspects de la réalité est si grande qu'elle peut fondamentalement altérer notre perception de cette dimension que nous appelons le temps. Par exemple, la tribu Hopi en Amérique n'a pas de passé pour conjuguer les verbes ce qui pourrait modifier leur perception du temps au sens où ils ne seraient pas en mesure de penser si facilement au passé. Ils se focalisent sur le moment présent puisque c'est le seul qui n'existera jamais.

    La perception modifiée du temps n'est pas la seule manière dont le langage influence notre mode de pensée. Notre identité proprement dite est également significativement altérée… surtout lorsque l'on est bilingue. Selon la langue utilisée, l'identité de la personne bilingue change. Les différences peuvent devenir si grandes que cela modifie sa personnalité. J'ai vu cela à l'œuvre sur moi puisque je suis bilingue et je note que lorsque je parle polonais ou pense dans cette langue, ma personnalité prend presque un semblant d' «alter ego ».

    D'autres personnes bilingues rapportent la même expérience qui a été fermement démontrée par des études menées dans les années 90 et 2000 sur des immigrés asiatiques en Amérique du Nord. Lorsqu'elles se décrivaient en anglais, leurs auto-descriptions était généralement canadiennes (elles exprimaient principalement des auto-affirmations et humeurs positives). Lorsqu'elles réagissaient en chinois, elles étaient typiquement chinoises (elles étaient plus en accord avec les valeurs chinoises et comportaient une somme égale d'auto-affirmations et d'humeurs positives et négatives). Leur utilisation du langage façonnait littéralement ce qu'elles pensaient d'elles-mêmes.

    En affirmant que la langage influence la manière dont nous pensons, il faudrait comprendre que cela ne signifie pas qu'il détermine absolument notre manière de penser en permanence. Certaines tribus en Papouasie-Nouvelle-Guinée, par exemple, n'utilisent pas le langage pour communiquer des formes-pensées et pourtant elles semblent percevoir les choses tout comme le font les autres. Le langage a toutefois bien une grande influence sur notre manière de pensée.

    L'emploi de mots comme « Il », « l'Homme » et « Dieu », par exemple, transmettent une certaine perception de concepts supposés universels avec des termes qui ne le sont pas. L'utilisation générique de ces mots est dangereuse en ce sens qu'elle peut entraver la compréhension du concept en la limitant à une catégorie ou construction en particulier. C'est pourquoi d'autres mots (humanité, source, etc.) sont préférables pour ces termes mentionnés plus haut pour décrire ces formes-pensées de manière plus inclusives et universelle. Le fait-même qu'il n'existe aucun mot en anglais pour un être non genré (c'est impersonnel et ne peut donc s'appliquer) démontre qu'il peut y avoir une entrave ou une limite à la capacité d'un individu à percevoir quelque chose dans la réalité.

    Le pouvoir du langage à influencer la pensée rend cruciale l'élaboration du vocabulaire dans l'éducation. Développer le langage revient à accroître l'aptitude à réfléchir. Nous pouvons le voir chez les enfants dont la pensée se développe de pair avec le langage. Introduire des mots nouveaux à notre vocabulaire (qu'il s'agisse de termes établis ou de néologismes que nous avons créés) contribue grandement à accroître notre « pouvoir des mots » pour enseigner de nouvelles idées et nouveaux modes de pensée. L'accroissement du pouvoir des mots s'étend à ceux qui sont privés du sens de l'ouïe grâce à l'invention moderne de la langue des signes. Depuis sa création, cette dernière a permis aux personnes sourdes de devenir pleinement alphabètes.

    Que nous soyons sourds ou non, le langage transforme le vécu et nous lie aussi bien au passé qu'à l'avenir. Le langage éveille l'imagination. Le langage nous relie les uns aux autres. Prenez conscience de l'importance du langage dans notre perception de la réalité et de tous ses divers aspects. Vous n'avez rien à perdre et tout à gagner. Vous pouvez vous réaliser au-delà de vos limitations actuelles, s'il y a lieu, et élargir votre conscience au-delà des limites entravantes du lexique linguistique.

    Traduit de l'anglais par Ey@el
    © lapensinemutine.eklablog.com

    Articles connexes

    La reproduction du contenu de ce billet est strictement interdite.
    © lapensinemutine.eklablog.com. Tous droits réservés.
    « Quand j'ai commencé à m'aimer...L'émerveillement »

    Tags Tags : , ,
  • Commentaires

    1
    Mardi 25 Juillet 2023 à 02:34
    Mrswadloon

    J'adore tout ce qui est question linguistique, et cet article le reflète parfaitement. Quand on étudie une langue, on découvre l'univers de la culture qui l'a utilisé. C'est passionnant. Je trouve ça dommage que les gens ne s'y intéressent pas plus : c'est un "outil" de tous les jours, mais en même temps une facette de notre culture tellement intéressante...

      • Mardi 25 Juillet 2023 à 18:50

        Bien d'accord avec toi. Le langage nous en apprend tellement sur les cultures et même sur les gens. Prévu un article sur la langue des oiseaux.

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :