• La culture de l'oxymore

    Article d'Ey@el

    Un jour quelqu'un a qualifié une expression entendue d'oxymore. Ne sachant pas du tout de quoi il retournait, j'ai répondu d'un air niais : « Gné ? Un occis mort tu dis ? Mais c'est un pléonasme ! » Si cela m'était arrivé à Londres, je me serais plutôt exclamée : « Huh ? An oxy-moron you say ? That's rather tough !1 », mais au final c'est moi que l'on aurait sûrement prise pour une demeurée. Donc moralité : il valait mieux que je découvre ce mot en France2.

    Un paradoxe terminologique

    Alors non, un oxymore n'a rien d'un pléonasme. C'est, à vrai dire, tout l'opposé. Il s'agit encore d'un de ces termes métalinguistiques3 à la onc pour désigner l'association détonante de deux mots antagonistes dans le but de renforcer une idée comme lorsque l'on parle de « silence assourdissant » afin de souligner à quel point le fait de se taire en dit bien plus long que de beaux discours. En clair, cela s'apparente en quelque sorte à un paradoxe admis à ceci près qu'avec l'oxymore, la contradiction est dans les mots alors que pour le paradoxe, elle se situe dans la logique d'une idée qu'il est plus difficile de cerner et dépasser.

    Daniel Delas relève que « l’inverse de l’oxymore est aussi imprédicable que l’expression elle-même : obscure clarté est absurde dans la mesure où la proposition reste impossible dans tout monde représenté par un langage logique ; obscure obscurité et claire clarté ont la même impossibilité »4.

    Vous n'avez rien compris ? Justement c'était le but de la manœuvre pour vous démontrer combien le langage habilement utilisé peut faire passer des crétins médiatisés pour des génies et de fins esprits, voire des esprits « normaux », pour des abrutis congénitaux.

    La manipulation oxymorale  ne serait-elle pas amorale ?

    L’usage de l’oxymore – association de deux termes contradictoires regroupés dans une formule – dans la production du discours politique constitue la règle de la « novlangue » de Sarkozy, qui en produit à grande échelle. Ce sont ces oxymores que les citoyens sont invités à enregistrer passivement : discrimination positive, croissance négative.

    Bernard Méheust, La Politique de l'oxymore (2009)

    Quelques exemples d'oxymores politiques sur la toile : le concept de « guerre propre » à propos des interventions en Iraq en 1991 ; un essai sur les usages du concept de la démocratie chez les Marxistes faisant état de « dictature démocratique »4 ; ou encore la notion de « conservatisme progressiste »5.

    Plus sinistre encore : quand des spécialistes de la bioéthique plaident pour la reconnaissance du droit à supprimer un nouveau-né sur le modèle du droit à l’avortement d’un fœtus, ils ont recours à un oxymore afin de minimiser le choc moral. Ainsi parler d'« avortement post-natal » aura moins d'impact que de désigner l'euthanasie pure et simple à la naissance par les mots crus qui s'imposent6. Dans un tel cas, on pourrait, à juste titre, qualifier ce langage d'anesthésiant. Par ailleurs le terme de langue de bois, moins technique, résume parfaitement l'idée.

    Dans cet excellent article, un blog suisse dénonçait ainsi la manipulation politique par les oxymores :

    « Le capitalisme à visage humain » pour croire qu’on peut s’enrichir et accumuler des profits en respectant les autres.

    « La rupture tranquille » pour permettre à un politicien bien coulé dans le moule de la rupture de rassurer tout de même son futur électorat : il est capable, parfois, de se tenir tranquille.

    « Le changement dans la continuité » afin de rassembler les voix à la fois des conservateurs et des réformistes, une manière de rester absolument dans le flou.

    « Le développement durable » afin de se persuader qu’un développement infini dans un monde fini est possible dans la durée.

    « Une voiture écologique » qui consomme moins, mais dont les pièces ont été rapportées de nombreux pays (avec quel moyen de transport ?) et dont la fabrication a nécessité énormément d’énergie…

    Il y en aurait encore beaucoup d’autres : la culture d’entreprise, l’investissement éthique, la discrimination positive, la croissance zéro, la TVA sociale, une révolution douce, la consommation citoyenne … Les domaines de la guerre, de l’économie et de l’écologie sont particulièrement propices à ce langage.

    Au fond, il est encore important de préciser que les deux termes de l’oxymore ne sont pas tout à fait à égalité. L’un des deux mots est plus fort que l’autre, dans le sens où il le modifie en lui apportant « un supplément d’âme ». Ainsi, c’est l’écologie qui tente de revaloriser la voiture et c’est la propreté qui vient rendre acceptable la guerre et pas le contraire. C’est ainsi que cette figure de style peut contribuer à rendre admissible ce qui est inadmissible.

    Source : Piques et répliques, "Manipulés par les oxymores" (9/07/2008)

    Enfin, à Jean-Marie Durand des Inrockuptibles de conclure que les oxymores en politique sont finalement « la meilleure manière d’anesthésier l’opinion, de la désorienter, voire de la rendre folle, car “l’oxymore rend fou” (l’étymologie grecque est “folie aiguë”) »7.

    Soyons fous : oxymorons-nous les neurones !

    La culture du paradoxe est légale alors je ne vais pas me gêner.

    Ironspoon

    Certes, si cultivé à mauvais escient l'oxymore peut se révéler néfaste pour nos esprits ainsi malmenés, son utilisation créative peut, au contraire, s'avérer fort ludique et profondément jouissive. Après tout, les plus grands écrivains et poètes de toutes époques confondues s'y sont adonnés avec bonheur et ce depuis des temps immémoriaux. Qu'il s'agisse de l'obscure clarté de Corneille dans le Cid, de la santé malsaine de Shakespeare dans Roméo et Juliette, du jeune vieillard de Molière dans le Malade imaginaire, de l'obscurité visible de Milton dans le Paradis perdu ou encore de l'effroi voluptueux ressenti par Flaubert, de la sublime horreur de Balzac, de la douce violence de Baudelaire (et non Johnny Hallyday comme j'ai pu lire quelque part) sans parler des nains géants de Victor Hugo, il ne fait aucun doute que la culture de l'oxymore aide à lutter contre l'oxydation neuronale alors pourquoi s'en priverait-on ?

    Concentré d'oxymores

    Une brise immobile se faufila subrepticement entre les branches des arbres, leur arrachant de petits cris muets d'une intolérable douleur jouissive que la pluie sèche, qui ne tarda à se déverser sur leurs feuilles assoiffées, ne parvint à apaiser. Agitée d'un calme nerveux, la faune se réveillait. Peu à peu, on pouvait distinguer, à travers la brume translucide, l'harmonieuse silhouette difforme d'un hippopotame émergeant de l'eau, la raideur flexible d'un boa constrictor enlaçant les troncs tandis qu'au loin, des singes rieurs débitaient leurs savantes inepties d'une sage inconséquence. En l'absence de tout et en présence de rien, la nature reprenait ses droits, bravant l'interdiction d'exister sans l'irresponsable maitrise de l'Homme.

    Précisons que ce paragraphe d'une subtile lourdeur et d'une absurde logique, pondu par bibi, n'a nulle autre prétention que celle d'illustrer les vertus défoulatoires de l'oxy qui, contrairement à son nom, ne mord pas et fait même du bien. Allons, ne jouez pas les oxymorés ! Libre à vous l'obligation de sortir de la paresthésie à vif qui pourrait venir titiller l'ennui captivant dans lequel ce billet vous aurait plongés.

    Ey@el

    Notes et références

    1. ^ Traduction : « Quoi ? Un oxy-débile tu dis ? T'es dur là ! »
    2. ^ En réalité, j'ai inventé cette situation pour les besoins du présent article. Comme beaucoup, j'ai découvert les oxymores en cours de français, ce qui est tout de suite beaucoup moins drôle.
    3. ^ Se dit d'un discours dont le langage est l'objet. En clair, la métalinguistique est le jargon que l'on emploie pour parler du langage. On pourrait aussi se demander pourquoi n'existe-t-il pas un langage pour discourir de la métalinguistique ?
    4. ^ Source : Wikipédia
    5. ^ Source : La dictature démocratique et la démocratie populaire. Oxymore et pléonasme dans les usages de démocratie chez quelques marxistes
    6. ^ Source : L’oxymore politique conservateur-progressiste
    7. ^ Source : « Avortement postnatal » : le nouvel oxymore de la culture de mort
    8. ^ Source : Les Inrockuptibles 31/03/2009

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