• Le discernement en période de clivage social

    Article de Lauren Ramesbottom traduit par Ey@el

    Available in English

    Le discernement se définit par la capacité de bien percevoir ou juger, ou encore d'observer avec attention et distinction en cherchant à identifier « la vérité ». C'est une chose que nous faisons au quotidien, de manière consciente ou non, et qui se nourrit de notre pensée critique, rationnelle et, si nécessaire, objective. Ce qui est souvent plus facile à dire qu'à faire.

    En 2022, notre monde est divisé en deux parties distinctes : nos expériences en ligne et hors ligne. Nous aimons à penser qu'elles sont une seule et même chose mais soyons réalistes, ce n'est pas le cas. Une grande part de notre réalité est influencée par la prise en compte de la perception du public, à tel point que nous soumettons notre vie hors ligne à des efforts constants de conservation encouragés par nos personnages et plateformes en ligne. Nous nous disons souvent que visibilité et connexion numériques sont les catalyseurs de l'actualisation et du succès – mais ce sont également les catalyseurs de la confusion idéologique, de l'anxiété et de la comparaison, de la pensée de groupe et du dogmatisme social.

    En essayant de nous frayer un chemin dans cette ère de l'information, nous nous rendons vite compte qu'une demande d'accès ne se traduit pas nécessairement par un apport de compréhension ou de clarté. Par ailleurs, nous nous confrontons à l'intensité de notre besoin d'attachement et d'appartenance sociale; l'isolement/le rejet est un concept effrayant pour la plupart d'entre nous, surtout lorsque que ses effets peuvent être ressentis dans deux mondes (la vraie vie et le monde virtuel).

    Et que nous voulions ou non l'admettre, nous sommes tous influencés par un besoin d'appartenance, un besoin d'avoir raison, et de trouver (ou de s'accrocher) à une finalité et une identité. C'est là le pivot central de l'expérience humaine qui, à mon humble avis, a été mis à rude épreuve au cours de ces deux dernières années de pandémie.

    Deux années de combat ou fuite. Et bien que les détails de nos luttes individuelles varient, la thématique générale affectant notre population reste la même : ce furent deux années difficiles. Nombre d'entre nous sommes à bout, émotionnellement et mentalement épuisés, et nos systèmes nerveux complètement grillés.

    Tout au long de ce traumatisme prolongé, nous avons été bombardés de couvertures médiatiques et d'alarmisme biaisés, de pressions politiques, de rhétoriques de division, et de dogmatisme moral lié à ce qui fut présenté comme la solution à la pandémie. Et nous sommes tellement attachés au narratif original qu'on nous a vendu que nous sommes apparemment incapables (ou simplement rétifs) de rectifier à mesure que nous recevons de nouvelles informations essentielles. Plus nous en savons, plus nous devrions gagner en clarté pour des décisions éclairées mais, au lieu de cela, nous restons figés sur place, à débattre dans les mêmes cercles brisés et chargés en émotion.

    Il me semble que nous nous soyions désespérément accrochés à des idées et des informations pour survivre et que beaucoup d'entre nous aient laissé leurs croyances devenir une partie de leur identité, un peu à l'image d'une religion à laquelle on s'attend à ce que tout le monde souscrive. Nous avons simplifié à outrance des sujets complexes par une vision de plus en plus étriquée : vacciné = bon et compatissant vs non-vacciné = mauvais et égoïste.

    Nous avons instrumentalisé le préfixe « anti », le brandissant comme un levier à la moindre occasion pour dénoncer quelqu'un comme « moins que » ou représentant une menace envers le collectif (moralement supérieur). Il ne reste peu ou plus de place à la nuance ou au débat/dialogue raisonnable car les uns les autres ne remettons plus en questions nos croyances ; nous nous attaquons à l'identité et au statut de moral de chacun. Nous nous sommes installés dans une cruauté et une fragmentation sociales acharnées du ressort des politiciens et décideurs politiques qui bénéficient directement de ces troubles et luttes intestines permanentes. Souvenez-vous : quelle est la meilleure manière de détruire quelque chose ? De l'intérieur. Les réseaux sociaux sont devenus les chevaux de Troie tout-puissants de nos gouvernements.

    Je n'arrête pas de me dire que nous sommes juste tous en mode survie et qu'ainsi toute attitude négative observée dans ce contexte devrait s'interpréter avec bienveillance. Mais il semble que nous nous y soyions égarés et j'ai l'impression d'assister à l'érosion collective de la nuance, du débat rationnel et du raisonnement critique en temps réel.

    Je ne vois personne proposer (et certainement pas faire le moindre effort supplémentaire) de nuancer ses opinions ou de les soumettre à une réfutation impartiale et constructive. Je ne vois même personne accepter (poliment) d'être en désaccord. Je vois plutôt une rhétorique de plus en plus condescendante et incendiaire proférée avec violence d'une personne ou d'un groupe à l'autre.

    Nous sommes si terrifiés d'être assimilés au mauvais groupe, annulés, ou mis à l'écart dans les faits et rejetés, que beaucoup s'autocensurent ou se rétractent pour se préserver. Comme le souligne de manière si éloquente Mark Groves, « nous sommes constamment en train de négocier notre relation à l'autre. Que nous l'admettions ou non, la plupart d'entre nous entretenons des liens avec des groupes et d'autres personnes pour nous faire aimer d'eux, mais nous abandonnons nos propres valeurs et qui nous sommes pour conserver un sentiment d'appartenance. Cependant, ce sentiment d'appartenance est construit sur un faux soi ».

    Comme vous l'aurez sans doute deviné, exercer son discernement dans une telle conjoncture est, pour nombre d'entre nous, pratiquement impossible. Nous sommes plus exposés que jamais à la pensée de groupe et à la pression sociale et avons tous été abusés par des narratifs brisés, les médias et l'agenda politique pendant si longtemps que pour beaucoup ne savent tout bonnement plus ce qui est vrai ou pas.

    Pour cette raison, nous trouvons du réconfort dans l'unité sélective de groupes opposés plutôt que dans l'ensemble de la collectivité. Nous nous isolons et nous enfonçons davantage dans nos chambres d'échos respectives d'opinions incontestées. Et je peux vous assurer que le biais de confirmation est une sacrée drogue.

    Mon propos n'est pas de vous dire comment penser ou agir ni de dénoncer vos efforts de privilégier vos valeurs et/ou le rythme de chacun. Mais j'espère, du moins, m'adresser à (et plaider en faveur de) l'importance du discernement rationnel en période de clivage social et politique intense. Je vous exhorte à ne pas oublier que deux individus peuvent être informés, sains d'esprit et par ailleurs légitimes, décents et bien intentionnés – et pourtant être en désaccord sur un problème ou l'interprétation d'une même information. Je vous exhorte à ne pas oublier que les opinions ne peuvent (ou tout du moins, ne devraient pas) être acceptées comme vérité sans avoir été au préalable (et de manière répétée) remises en question. Je vous exhorte à ne pas oublier que la censure est une pente dangereuse. Je vous exhorte à essayer de distinguer les arbres de la forêt.

    Après tout, il n'existe peu (ou pas) d'exemples dans l'histoire où une approche réductrice, dogmatique et diviseuse pour aborder les conflits sociaux et politiques se termine bien. Cela peut paraître acceptable quand les choses tournent en votre faveur mais qu'en est-il lorsque ce n'est pas le cas ?

    Je vous exhorte également à redoubler de prudence et d'esprit critique en interprétant les vues et opinions d'autrui (les miennes y compris bien sûr). Le langage employé est-il chargé en émotions ou de nature accusatrice ? S'agit-il de faits ou bien d'idées fausses ? La conclusion offerte suit-elle la logique des arguments ? Y a-t-il des contradictions ou des conflits d'intérêt à prendre en compte ? Les allégations sont-elles étayées ? La personne qui exprime cette opinion apprécie-t-elle de débattre et converser dans le respect ou bien ne fait-elle qu'imposer ses vues et allégations sans la moindre opportunité de les réfuter (de manière raisonnable) ? Élargit-elle le clivage social et politique en ne présentant que deux options: pour ou contre, vrai ou faux, pro ou anti, bon ou mauvais? Son argument est-il logique et nuancé ou de nature performative et accusatoire ?

    Parce qu'en ce moment, je vois une avalanche d'informations et d'opinions partagées sur les réseaux sociaux qui non seulement utilisent le levier d'une rhétorique hostile et diviseuse, mais sont également profondément hypocrites et opportunément déshumanisantes. Comme si nous luttions constamment contre l'oppression et la cruauté tout en enfumant, défendant et alimentant cet ensemble de comportements même que nous prétendons détester. Comment pouvons-nous plaider la compassion et la communauté et être aussi sélectifs dans la manière dont (et à qui) nous l'offrons ?

    Nous semblons aussi oublier que ce n'est pas l'instinct de s'exprimer sur un ton condescendant (ou de livrer des combats de supériorité morale) qui fait remporter des discussions mais plutôt les preuves. Des preuves certifiées, impartiales découlant de la recherche, de la compréhension de l'histoire et d'expériences vécues – et non issues d'Instagram ou de conglomérats médiatiques tendancieux. Ce sont bien sûr de bonnes pistes à suivre qui devraient vous aider à satisfaire votre curiosité individuelle sur un sujet donné, mais la curiosité qui dicte votre opinion ne devrait pas s'en tenir là. Autrement dit, quand vous lisez quelque chose qui vous intéresse, vous met en colère, vous choque, vous laisse perplexe, ou sinon capte votre attention – creusez davantage au-delà d'un plateforme qui véhicule des découvertes et opinions chargées en émotions ou anecdotiques de manière quasi incontrôlée.

    Et depuis quand avons-nous cessé de débattre pour nous balancer des insultes ou des commentaires sentencieux et humiliants ? Depuis quand est-ce devenu la référence des échanges en ligne ? J'en reviens encore à mon argument contre le raisonnement sélectif : comment pouvons-nous calomnier et rendre responsables ceux qui n'adhèrent pas au narratif que nous avons choisi si nous refusons d'appliquer les mêmes critères pour critiquer ceux qui y adhèrent ?

    Nous sommes si prompts (et souvent si virulents) à identifier et persécuter ce qui ne va pas dans l'« autre » groupe mais choisissons de nier ou d'ignorer délibérément ce qui ne va pas dans le nôtre. Nous cherchons des raisons pour annuler, rappeler à l'ordre et ostraciser au lieu de discuter, faire front commun et mieux comprendre. Il semblerait que nous ne manquions aucune occasion de nous attaquer les uns les autres (en particulier ces derniers jours) pour ensuite désactiver nos commentaires, nous rejetant, insultant ou ignorant mutuellement au premier signe de résistance ou de réfutation.

    Ainsi donc, le gouffre idéologique entre les camps perçus (extrême gauche ou extrême droite, pro ou anti, acceptable ou extrémiste/marginal, minorité ou majorité, bon ou mauvais, vrai ou faux) semble se creuser de jour en jour davantage. C'est dangereux.

    Comme le partage Africa Brooke dans sa (brillante) tribune, nous maintenir dans la division s'avère non seulement lucratif pour ceux qui sont au pouvoir mais « la réalité est que la culture du non-droit à l'erreur (déshumanisation désinvolte, humiliations et spectacles publics, mise en échec mutuelle, championnats olympiques d'oppression, extrêmes de la politique identitaire, pensée binaire, refus d'acceptation de la diversité d'opinions, reconversion des tactiques de division, etc.) ne va va se régler d'elle-même comme par magie. En tant qu'adultes majeurs et autonomes, nous avons TOUS un rôle à jouer en nous retirant de la partie ».

    Nous pouvons évoluer. Nous pouvons pardonner. Nous pouvons accepter que l'expérience humaine est compliquée, surtout en ce moment. Nous pouvons faire levier et agir en fonction d'informations et de preuves plutôt que sur l'humiliation et la culpabilité. Nous pouvons être en désaccord dans le respect. Nous pouvons cesser d'attiser les flammes de la division sur les réseaux sociaux. Nous pouvons trouver un terrain d'entente et des moments d'unité avec des personnes ou groupes qui ne sont pas en adhésion parfaite avec nos propres croyances. Nous pouvons être authentiques plutôt que performatifs. Nous pouvons nous accommoder du malaise plutôt que chercher à le reporter sur quelqu'un d'autre. Nous pouvons (et devrions) permettre aux autres de remettre en question nos opinions, nos partis pris et nos motivations. Nous pouvons (et devrions) dépasser les les écoles de pensée binaires. Nous pouvons (et devrions) rechercher activement les nuances. Nous devrions nous méfier du sectarisme aveugle. Nous devrions nous détacher notre identification de nos idées et croyances. Nous devrions poser un regard critique sur ces figures de proue qui élaborent et mettent en œuvre les politiques qui nous nuisent et emblématisent les luttes intestines. Nous pouvons (et devrions) résister à la tentation d'enfumer, rejeter ou annuler et chercher plutôt des occasions de croître et de comprendre.

    Plus important encore sans doute, nous devrions au moins essayer de poser un regard plus large sur nos circonstances actuelles pour chercher et adopter des solutions et une issue positive pour le collectif plutôt que la division et la disparité perpétuelles.

    Traduit de l'anglais par Ey@el
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